King of New York, d’Abel Ferrara (1990)

Publié le par christophe Deschamps


  

                                                                                                                                             

 

 

 

Bienvenue en Enfer!



       Nous voilà en terrain connu. Avec King of New York, la cinéphilie a vite reconsidéré son musée de gunfights et a fait du film la grande fiction de son auteur, celui qui se plaît à se surnommer “The Master of Provocation1. Mais malheureusement, la grande fiction est aussi devenue l’arbre qui cache la forêt.  L’homme est réduit à un film – ou plutôt à deux, avec Bad Lieutenant (1992) – et à un mot : la violence.

 

Et de la violence, il est vrai, il n’y a que cela dans King of New York. Le film enchaîne fusillade sur fusillade, liquidant un à un les protagonistes de l’histoire. Après l’ultime face à face entre Bishop (Victor Argo) et Frank White (Christopher Walken), il ne règne plus que sur New York, ville tentaculaire, une foule anonyme.  King of New York met en place une mécanique mortifère qui broie inéluctablement tous les moteurs de la diégèse, dans une volonté de confusion du haut et du bas (flics/mafieux ; univers mondain/bas-fonds de la société). « Dans King of New York, nous dit Nicolas Saada,  il n’est question que de contagion et de mort »2.  Le film, au scénario minimaliste, est un voyage vers la mort, vers une forme d’abstraction. C’est bien là la beauté du film qui étire la violence jusqu’à sa propre saturation, avec « des séquences de fusillades poussées à l’extrême, jusqu’à l’épuisement, soûlantes, mais en harmonie avec la bande sonore rap, une musique qui repose aussi sur cette idée d’épuisement de rythme (d’un « beat ») » 2.  Et puis la célébrissime séquence finale qui, en parfait contrepoint, dilate le temps sur l’agonie extatique de Frank White. « Accumulation de voitures, de flics se postant tout autour : la séquence s’écoule comme un flux – fini le temps des tensions, des attentes et des détentes soudaines, des coups de feu et des coups de sang–, le temps se détend »3. Figure sublime de la mort : la ville cesse de respirer (l’embouteillage) quand son roi expire. La ville est, pour reprendre la métaphore filée de François Prodromidès3, une jungle et son roi un prédateur (il chasse les autres fauves la nuit).


On ne s’était pas trompé lorsqu’au début du film, une surimpression entre le corps de Frank et le reflet spéculaire de la baie vitrée nous fit penser que l’homme et la ville étaient intimement liés. (voir la photo ci-dessous). Le souverain est à l’image de sa ville : « un collage bord à bord entre high et low, entre la société du spectacle et les bas-fonds, entre cérémonie mondaine et massacre mafieux »1.  Frank White est un personnage ambigu qui s’amuse à confondre le haut et le bas.  Tantôt il loge dans le luxueux hôtel du Plazza, tantôt il se replie dans son repère, un entrepôt désaffecté. Un soir il s’exhibe, accompagné de ses avocats et de hautes personnalités, dans une soirée mondaine et, la nuit suivante, il commande une horde de tueurs.

Le haut et le bas tendent à se confondre sous le visage d’une corruption généralisée et souterraine. « L’amorce d’un tel problème se devinait dans King of New York, nous explique Nicole Brenez, lorsque l’avocat de la pègre cachait les photographies des cadavres dans une pliure du Wall Street Journal : à l’origine des cours de la bourse, il y a le sang des victimes de l’économie » 1. La séquence de la Glory, soirée mondaine de retrouvailles, en est une excellente démonstration. Frank White est littéralement en haut (souveraineté spatiale accentuée par une contre-plongée qui magnifie le personnage qui  « rentre sur scène ») et il doit descendre, rejoindre le bas, le sale. « Cette séquence s’avère elle-même très étrange : Frank White entre dans le restaurant, il regarde vers le bas pour trouver ses convives, il parcourt une mezzanine, il descend un escalier, mais pour les rejoindre il doit encore monter. L’espace semble aberrant. Pourquoi ? La façade du bâtiment, ornée d’un chapiteau néo-classique, promet un lieu polysémique : temple, palais de justice, c’est un restaurant où personne ne mange » 1. Frank entend jouer de cette confusion en prétendant s’acheter une morale avec son projet éthique (il veut acheter un hôpital pour soigner le corps exsangue de sa ville). Projet qui se révèle vite bancal : au cours de sa visite dans l’hôpital, entre deux chambres, Frank négocie avec son rival. C’est que le New York ferrarien est un monde à l’envers (la police s’approprie les méthodes des mafieux, le roi de la pègre veut devenir maire).


Et si Frank White en est le roi c’est qu’il en incarne le double visage, faussement blanc. Le spectacle qu’il va voir en est la métaphore : la représentation s’achève sur l’exécution d’un flic par un détenu qui se révolte (Frank bien entendu). Le montage alterne scène et cadrage serré sur Frank (assassin là, homme respectueux ici) et puis la mise en scène fortement bleutée du spectacle laisse place à la lumière blanche de la salle (l’esthétique de King of New York est commandé par deux couleurs : le bleu pour les scènes nocturnes et une lumière blanche pour les scènes diurnes).

 C’est encore le trajet, quasi initiatique, de Frank White à sa sortie de prison qui dans sa limousine traverse la ville : parcourant d’abord les quartiers nauséeux du Bronx (le bas), il file ensuite vers le centre de la ville, vers sa fastueuse chambre d’hôtel (le haut), empruntant au passage un pont, véritable liaison entre deux mondes. Passage obligé dans le boyau de fer, dans le tube utérin qui va le (re)mettre au monde. On passera et repassera, plus de fois qu’il n’en faut, sur maints ponts tout au long du film comme pour mieux signifier le passage d’un monde à un autre. C’est que Ferrara recycle la figure murnalienne : franchir le pont implique le franchissement d’une frontière, la traversée dans le registre du fantastique.

 

Le mythe de Nosferatu  (1922) n’est pas ici qu’un plaisir de cinéphile (cf. la scène où les deux mafieux chinois se retrouvent dans la salle obscure d’une salle de cinéma où est projeté le film de Murnau) mais il offre une matière indicielle au spectateur : Frank White est comme le vampire Nosferatu, une sorte de mort-vivant qui revient d’entre les morts. Son nom (White) et son physique – le cinéma américain, et en particulier celui  de Tim Burton,  épuise à fond sa prédisposition physique à figurer une présence fantomatique – d’abord font du roi de New York un personnage spectral (cheveux hérissés, yeux globuleux, visage blafard, hiératisme et silhouette). Sa pâleur cadavérique, omniprésente et si belle dans certaines nocturnes, revient de droit au traitement expressionniste de la photographie (une lumière blanche est constamment projetée sur son visage). A sa sortie de prison, dans sa balade en voiture, le corps de Frank est absorbé dans la pénombre, le visage éclaboussé par les lumières blanches des phares de quelques voitures. L’homme est ici un vampire, tapi dans l’ombre qui vient de sortir de sa tombe.

Car, la nuit à New York, on est en Enfer. Frank et sa bande sont des vampires qui sortent la nuit pour chasser. Pour Nicolas Saada, «King of New York se déroule dans un Manhattan quasiment médiéval où jour et nuit se confondent dans des extérieurs filmés comme des décors de studios : une volonté plastique qui rapproche Ferrara d’un Fuller ou d’un Aldrich » 2. C’est parce que le film est sous l’égide  d’une  « iconographie des Limbes », pour reprendre l’expression de Nicole Brenez4. Pour s’en convaincre, il suffit de s’attarder sur son déploiement le plus efficace : la célèbre et virtuose séquence de fusillade entre les flics et la bande de Frank. Toute la séquence est saturée par un chromatisme bleuté, « une plasticité de l’interrègne entre obscurité et lumière artificielle » 1. Espace opaque et fumeux où tout n’est qu’ombres, silhouettes et corps éthérés. Le repère des mafieux est ni plus ni moins un lieu mortuaire, une nécropole avant l’heure (éclairage à la bougie, un décor vaguement gothique avec ses candélabres et son mobilier victorien). Plus aucun doute quant à savoir d’où revient Frank White (« je reviens de très loin », confesse-t-il au début du film) : il revient du monde des morts, de l’Enfer. Et quand Jimmy Jump (Larry Fishburne) lance « faut pas voyager sans payer espèce de connard ! » au flic qu’il vient de planter à toute vitesse sur le bord de la route, on ne peut s’empêcher de penser à l’obole qu’il faut verser à Charon pour se rendre en Enfer. Car, justement peu de temps après on s’y rend, en Enfer – traversant au passage un pont. Pluie diluvienne, crépuscule nébuleux et bleuté. Jimmy Jump et Thomas Flarigan (Wesley Snipes) meurent côte à côte, dans un cimetière improvisé, au terme d’une ultime régression vers le bas (un terrain vague, engorgé d’immondices et peuplé de clochards). Retour à la crasse, au néant.


C’est ce que fera à sa façon Frank White qui en retournant à l’anonymat signe la fin de son règne, la mort du souverain. D’abord filmé seul à la sortie du métro, il est ensuite englouti par la foule, par une masse de corps indistincts, pour finalement finir au fond d’un taxi (en opposition évidente à sa limousine luxueuse). « Cet encombrement de voitures est comme un écho éclaté de la longue limousine noire qui, au début du film, vient le chercher à sa sortie de prison et avec laquelle il circule dans la ville en serpent » 3. Autre écho : son voyage final en métro qui rappelle celui du début, accompagné de l’avocate Jennifer (Janet Julian) ; après être monté sur le trône (le roi donne du travail à ceux qu’ils l’ont agressé), le souverain de New York retourne à la rue et meurt. Métro, taxi, embouteillage sont pour le personnage autant de violents rappels de sa déchéance. Il y a, comme le remarque très bien Nicole Brenez,  « une opposition irréductible entre Frank White et le reste du monde. Dehors, dans Manhattan bloquée, règne l’uniformité, la répétition des gestes et des postures (les policiers avancent le long des véhicules, s’installent, visent), des lumières, des plans, des motifs…dehors, c’est la communauté humaine. Dedans, dans le taxi de Frank White, agonise en gros plan le souverain qui aurait voulu changer le cours du monde […] King of New York et Bad Lieutenant s’achèvent sur la même péripétie de la Mort dans une voiture à l’arrêt en plein centre de Manhattan, mais pour un sens exactement inverse : Frank White demeure le personnage de la contradiction à la loi du monde, enfermé en lui-même, mort pour un idéal que le réel, emblématisé par l’enseigne « Coca-Cola » filmée en très gros plan, n’a pas voulu reconnaître » 1.

Les plans du début et de la fin qui se répètent (la grille de la cellule de Frank qui ouvre le film puis celle de la porte d’entrée du pénitencier un peu plus loin sont un écho tardif de la grille de métro dans la séquence finale) laissent penser que Frank  n’ait été in fine qu’un homme en cage, prisonnier  de son cheminement inéluctable vers la mort, comme si son séjour n’avait été qu’une vaine déambulation dans le couloir de la mort.

 

 

 

 

1  Abel Ferrara, Le mal mais sans fleurs, de Nicole Brenez, édition Cahiers du cinéma, collection Auteurs            .

2  Despair, Nicolas Saada, Cahiers du cinéma n°435.

3  L’acteur, le prédateur, la ville, François Prodromidès, revue Vertigo n°19, Animal.

Une esthétique qui vaut pout tout un pan du cinéma ferrarien (voire notamment Bad Lieutenant, Snake eyes et The addiction).

 

 

                      

 

 

 

 

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