Parle avec elle, De Pedro Almodovar (2002)
Parle avec elle – l’image
On le sait, depuis quelques années déjà, le cinéma almodovarien s’est assagi mais avec Parle avec elle, il s’est carrément endormi. La torpeur comatique des deux personnages féminins est aux antipodes de la madrileña hystérique. Parle avec elle est l’après Tout sur ma mère, le film post-deuil de son auteur1. La mère absente est enterrée, Almodovar peut sereinement parler avec elle. Film utra-commenté2, mis à nu sous toutes les coutures, Parle avec elle n’est plus un mystère pour la cinéphilie gloutonne. Reste peut être une épingle à retirer (du jeu cinéphilique ?). Car de toute évidence Parle avec elle est moins un film sur la parole que sur le regard. Prémisse réflexive déjà instituée par Charles Tesson3. Jeu de regards, pulsion et dispositif scopiques sont des motifs qui balayent tous azimuts la structure du film.
Engageons nous par le début. Le film s’ouvre sur un rideau qui se lève, une représentation théâtrale commence. Et comme le dit à juste titre Bénédicte Brémard « l’ouverture de Parle avec elle, sur un plan de rideau qui, fermant Tout sur ma mère, introduit l’idée d’une reprise de ce dialogue [Marisa dit à Manuela « je te vois après le spectacle »] »4. Circularité intratextuelle (qui plus est double : le film s’ouvre sur un spectacle chorégraphique et se clôt sur une autre) : une représentation commence, une autre se termine. A se demander si elle s’arrête vraiment. Ce que manifeste le rideau pourpre, à deux reprises : dans la chambre d’hôtel de Lydia (Rosario Flores) puis de manière plus flagrante à la fenêtre de Benigno (Javier Camara). C’est que tout le cinéma almovadorien est une application inépuisable du célèbre aphorisme shakespearien quelque peu éculé : « le monde est un théâtre ». Le corps féminin est dans le film sans cesse mis en scène sous le regard masculin (corrida, salle de danse). A la différence près que l’une le sait (Lydia) et l’autre non (Alicia). Lydia en tant que personnalité médiatique est l’objet d’une surexposition ; sa vie, jusque dans la sphère privée, est une scène. La présentatrice d’une émission télé et le journal El Pais se soucient d’une seule chose : ses déboires amoureux. D’où la chambre, l’espace intime, comme espace scénique. A l’inverse, Alicia (Leonor Watling) est l’objet d’une représentation intimiste. « Le film se divise ainsi en « scènes » avec les prénoms des personnages concernés qui tous, à un moment ou à un autre, sont contraints d’en passer par le rituel de la représentation pour tenter d’accéder à une révélation, ou simplement à se connaître soi-même »5. Almodovar surjoue le mode d’exposition jusqu’à en faire une sorte de cérémonie. Les rituels de la représentation sont au service d’une symétrie. Effet clairement mis à plat lors de cette scène où les deux femmes sont disposées sur le balcon l’une à côté de l’autre (voir l'image ci-dessus). Géométrie des corps où s’inversent – comme le dira le professeur de danse (Géraldine Chaplin) à la fin – le haut et le bas, le masculin et le féminin. Le corps athlétique et puissant de Lydia figure l’antithèse du corps gracile d’Alicia, tout comme le corset mordoré oppressant du toréador à la chemise de nuit flottante de la belle endormie. Deux passions antinomiques : la virilité (toréador) et la grâce (danseuse). C’est pourquoi les rituels d’Alicia sont presque systématiquement filmés par une plongée zénithale étalant l’horizontalité de son corps légumisé. A l’inverse, le rituel quasi-sacré de Lydia est filmé à hauteur de genou, à la verticalité de son corps massif.
N’est-ce pas, bien que de nature différente, ce qui se joue entre Marco (Dario Grandinetti) et Bénigno ? L’un est la figure paternelle, protecteur (il va tuer la couleuvre) et rationnel (il ne veut pas parler à Lydia dans le coma) et l’autre en est la figure retournée, éminemment maternelle, sensible et fragile. Tous les couples qui se forment et se déforment ne sont là que pour faire transparaître le véritable couple du film. Car comme le note justement B. Brémard « les mentions graphiques semées par le réalisateur au long du film nous mènent sur de fausses pistes : derrière « Lydia et Marco », « Alicia et Bénigno », « Marco et Alicia » se tisse l’intrigue la plus importance, celle de Benigno et Marco »4. La relation homosexuelle tacite entre les deux personnages sous-tend le film de manière évidente. Mais je m’abstiendrais de m’y attarder et renvoie à l’article de Brémard qui élucide pertinemment le propos. Revenons juste à la fameuse scène de la prison. Les deux hommes se font face, chacun dans un box, séparés physiquement par une épaisse vitre de verre. Effet de miroir patent où le dispositif spéculaire convoque le mythe de Narcisse (voir l'image ci-dessous), la rencontre dans l’image de son alter ego et dont le traveling latéral finit de les confondre et de les lier. Chacun voit et regarde son double qui n’est pas lui. La scène exhibe derechef une symétrie visuelle implacable. La mort de Benigno implique dès lors une confusion du haut et du bas. « On le voit parler avec lui (avec Benigno sous la tombe) et avec elle, ne parvenant plus à distinguer le masculin (le cops, le cadavre) du féminin (la mort) », souligne judicieusement Charles Tesson3.
Une triangulation enceint le film : le regard, la parole et le toucher. La parole, vertu éminemment féminine, est en quelque sorte le contrepoint de l’embrayage optique-haptique (le couple Lydia-Marco se forme au terme d’une union elliptique regards-mains nouées). Contrepoint assuré par la parole féminine de Benigno. La triangulation est double : trois hommes (Marco, Benigno et l’ancien amant de Lydia) et deux hommes et une femme (Lydia et ses deux amants ainsi que Alicia, Marco et Benigno).
Là est l’infirmité de Marco : il ne parle pas. C’est pourquoi à partir du moment où Lydia tombe dans le coma, le couple est fracturé, d’emblée déchiré, irrémédiablement séparé. Les deux uniques scènes – hormis deux passages concis – où l’on voit Marco et Lydia réunis dans la chambre d’hôpital, la mise en scène édifie cet état de fait. La première succède aux quelques semaines elliptiques de l’après accident. La chambre est sectionnée en deux : d’un côté, Lydia, derrière un cube vitré et de l’autre Marco, assis face à elle (voir l'image ci-dessous). En somme, deux espaces si loin et si près, cohabitation d’un dehors et d’un dedans. Dans la deuxième, Lydia n’est plus cloisonné et Marco se tient à ses côtés. Pourtant à nouveau le verdict de la mise en scène est sans appel : une poutre sépare verticalement les deux personnages, déchirant l’écran en deux (voir l'image ci-dessous).
Contrairement à Marco, Benigno croit en la vertu nourricière de la parole. « Chez l’infirmier, la parole est un recensement du visible. Elle se donne selon la mesure de l’œil, soumise à l’exigence optique. Mieux le corps en acte de Benigno (parler puis agir), tel que le met en scène Almodovar, est toujours donné comme une conséquence de l’œil, qui commande tout en lui » 3. L’à-propos de Tesson est à compléter puisque ce que vaut pour l’un vaut pour l’autre. Chez l’homme almovadorien, le regard précède la parole. Disposition animalière de l’œil mortifère du prédateur ? Entre l’homme-prédateur et la femme-gibier, la pulsion scopique masculine se fait Loi. C.Tesson ajoute plus loin : « de ce dispositif où l’homme est dans la salle et la femme en scène, juste la force infinie de la pulsion scopique, la puissance du regard, celui du fascinum : le regard en soi non seulement termine le mouvement mais le fige. Il a pour effet de littéralement tuer la vie » 3. Comment ne pas penser au taureau qui suspend à jamais le mouvement du toréador et dont le cadrage sur l’œil se passe de commentaire.
Victime de la prédation de l’œil masculin, la femme-corps est réduit à une image captive, pétrifiée, mise sous verre. Almodovar souffle dans Parle avec elle une analogie entre la pulsion scopique et la main de l’entomologiste. L’une et l’autre soumettent la vie à un processus de vitrification du corps. La première à en être victime est Alicia, observée depuis la fenêtre de Benigno. Sa salle de danse, recouverte de miroirs et de façades vitrées, est un véritable cube spéculaire (voir l'image ci-dessous). Puis il y a dans la séquence suivant son accident, l’espace vitré dans lequel végète le corps de Lydia (voir l'image ci-dessous). La vitrification du corps féminin implique son devenir cadavre. Lydia est sous mise sous verre comme un insecte, puisque déjà morte. Le dispositif spéculaire du parloir est un espace de deuil. Déjà mort, Benigno l’est, puisqu’il n’est plus qu’une image physique, un corps masculin, une entité veuve, séparée de sa vertu féminine, la parole.
Et s’il y a bien une autre substance nourricière que l’Histoire a procuré à l’œil c’est bien entendu l’image cinématographique (prédation par procuration ?). Pour un cinéaste comme Almodovar, la pulsion scopique est intimement liée à une prédisposition cinéphilique, quasi biologique. Qui dit scopophilie dit regard qui dit désormais écran. Le premier écran évident est la fenêtre de Benigno. Espace rectangulaire qui ouvre le regard sur le monde. Image éminemment bazinienne qui demande à être reformulée. Le réel est un espace en représentation : la salle de danse est une scène qui joue pour l’œil du spectateur-Benigno. D’où la subtile confusion œil-écran, paupières-rideaux. Les écrans s’imbriquent les uns dans les autres, comme dans une incessante mise en abyme, puisque le film en cache toujours un autre, sous ses propres fondations : citation explicite en l’occurrence à Fenêtre sur cour (1954), film hitchcockien quasi expérimental sur le point de vue.
Le rectangle dans le rectangle et au milieu l’œil spectatoriel. Il est donc question de confiner l’objet du regard dans un espace rectangulaire, de le réduire à une matière cinématographique. Et il en est ainsi du surcadrage utilisé à plusieurs reprises par Almodovar (l’écran dans l’écran). Le premier est un écran réel, une télévision, laquelle enferme Lydia dans son corps cathodique, assujettie dans la boîte à images au regard de Marco. Les deux autres surcadrages sont des découpages symboliques par les portes et les murs de l’espace filmique. Marco parcoure du regard le corps dénudé d’Alicia à travers l’interstice d’une porte entrouverte à l’hôpital. Puis il y a la virtuose scène de rencontre entre Marco et Benigno qui s’instaure à partir à d’un champ/contre-champ oblique dans l’espace vertical d’une porte entrouverte, exposant les deux regards masculins à une rencontre fortuite. (voir les images ci-dessous) Regard, désir (homosexuel ou non) et cinéma-scope. « Ma vie sexuelle, ou comment je suis devenu cinéphile », écrit joliment C. Tesson3.
Lydia elle aussi réduit à sa manière l’homme à une image, spéculaire. Autre dispositif scopique, autre effet de surcadrage, autre écran. Dans le bar où elle rencontre pour la première fois Marco, elle toise son ancien amant dans un miroir accroché au mur qui lui fait face. Puis dans la scène suivante, elle observe Marco dans le rétroviseur de la voiture (voir l'image ci-dessous). Vitrifiée, l’image spéculaire s’est retournée contre elle, comme par un naturel retour à l’ordre. Phallocratie du regard ? Suggérons surtout que le miroir est un écran autocratique, un monde d’images fermées et autarciques. Et comme le note Jacques Aumont « c’est sa limite – reproduction qui ne vaut que pour l’œil […] le monde spéculaire est parfait mais il n’offre qu’un point de vue possible » 6. Alicia n’a-t-elle pas sombré dans le coma pour avoir dansé pour elle-même, pour sa propre image ? Et le dispositif spéculaire du parloir pénitencier n’imprime-t-il pas sur la surface rétinienne de Bénigno sa propre image cadavérique ?
« Ce que l’œil tue, l’image cinématographique ressuscite », pourrait-on dire. La jouissance spectatorielle comme thaumaturgie. La renaissance en question est celle d’Alicia, métaphorisée dans L’amant qui rétrécit. Je m’en remets en l’occurrence à la judicieuse analyse de Pascale Thibaudeau. La Renaissance est d’abord suggérée dans le film projeté à la Cinémathèque par « un plan du jour qui se lève à travers la fenêtre de la chambre d’hôtel ainsi que par un miroir en forme de soleil accroché au mur ». Puis elle se transmet par la parole contagieuse de Benigno, révélée encore à la lumière de la métaphore par « un très gros plan des bulles rouges de la lampe, magma fusionnant et se divisant » symbolisant « la fécondation d’Alicia (union puis division des cellules) »7. L’œil mâle pétrifie le corps féminin en une image morte que le cinématographe ré-anime.
D’où le corps dansant de la femme (cours de danse, corrida chorégraphiée comme un ballet), mû par le mouvement. On ne peut suspendre que ce qui bouge. Autrement dit, c’est la jouissance spectatorielle de l’œil (Benigno) qui ressuciste le corps létal d’Alicia. Renaissance par procuration (la parole d’un tiers). Parle avec elle- l’image.
Dans Parle avec elle, on regarde puis après, et seulement après, on parle. Le film commence par la représentation d’un spectacle aphone avec en contre-champ deux regards (Marco, Benigno). Dans la scène suivante, Benigno raconte ce qu’il a vu. La circularité du film reprend également ce principe : spectacle aphone (début) – spectacle chanté (fin). Marco voit Lydia à la télévision puis se décide à lui parler dans un bar. Il en va de même pour Benigno qui observe Alicia à la fenêtre puis qui court lui parler dans la rue. Processus ritualisé tout au long du film qui n’est pas sans évoquer le passage du cinéma muet au parlant (que Alicia préfère le cinéma muet n’est pas un hasard ; auquel on remarquera le contrepoint en la figure paternelle, psychanalyste). ■
1La mère d’Almodovar est morte à l’année de sortie du film Tout sur ma mère, situation tristement ironique puisque le film semblait lui être dédié.
2 Je renvoie entre autre à l’excellent numéro d’Eclipses n°36 consacré à Almodovar dont pas moins de quatre articles sont exclusivement réservés à Parle avec elle.
3 L’amour à mort, Charles Tesson, Cahiers du cinéma, avril 2002.
4 Les silences d’Almodovar, Bénédicte Brémard, revue Eclipses n°36.
5 Danser la catastrophe, Jérôme Lauté, revue Eclipses n°36.
6 Spéculations, Jacques Aumont, Cinéma 02.
7 L’âme agie de l’image : l’au-delà des corps dans Parle avec elle, Pascale Thibaudeau, revue Eclipses n°36.