The Conversation (Conversation secrète), de Francis Ford Coppola (1974)
Regarder sans être vu, ou comment être Dieu
Commençons par oublier le titre français. Pas Conversation secrète mais The Conversation, la conversation, pas n’importe laquelle mais celle même qui va plonger définitivement le héros dans une démence destructrice. De Harry Caul (Gene Hackman), de sa vie, on ne sait rien ou presque (son trauma initial). Harry Caul est un personnage hermétique et solitaire qui entretient avec les femmes une relation complexe. Rongé par une paranoïa excessive, il se révèle être un homme fragile et constamment au bord de la crise (voir comment l’intrusion du voisin dans son appartement développe chez lui un délire psychotique). Schizoïde, il s’enferme dans son appartement ou dans son atelier austère. Dans l’un des stores obstinément fermés, et dans l’autre, un grillage carcéral accolé à son lit – symboliquement au pied de son intimité. Tapi derrière les vitres teintées de sa camionnette ou fermant nerveusement les rideaux de la chambre d’hôtel, Harry Caul s’échine à annihiler le regard de l’Autre sur lui. Voilà, je crois, le vrai sujet du film.
Mais revenons en arrière. Une conversation donc. Tout part, ou plutôt tout repart d’elle. Matricielle, cette première séquence figure un véritable réservoir d’images et de sons qui alimentera tout le reste du film. La conversation est segmentée et triturée, puis chaque morceau est isolé, décliné et répété obsessionnellement dans la chair du film. C’est tout l’exercice sonore de The Conversation sur lequel je ne m’attarderais pas. D’autres l’ont fait comme Michiel Chion – et pour cause c’est le spécialiste français du son au cinéma : « le temps linéaire de Harry Caul est comme ensorcelé dans cette boucle temporelle d’enregistrement sonore » 1. Les bribes de la conversation, isolés tels des samples, sont répétés à l’infini, résonnant comme les échos du passé dans l’esprit malade de Harry.
The Conversation expérimente, pour reprendre une l’expression de Jean Douchet à propos du film, « une dissolution du réel »2. Le film part du réel, la conversation enregistrée comme telle, puis embraye sur son protagoniste, Harry Caul. Le film sera dès lors qu’une fiction vue par Harry (on ne le quittera plus le reste du film). Ainsi, The Conversation est l’expérimentation d’un film malade. La conversation, et donc le réel, va être absorbée puis digérée par le cerveau de Harry. Et du réel dissout jusqu’à la confusion, il ne reste, in fine, qu’une fiction mentale : Harry et sa conversation3.
En cela, Coppola reprend le terreau fertile de Blow up (1967) : « toute réalité est d’abord fabriquée par l’esprit, réduite à n’être rien d’autre qu’une fiction mentale »4. Bref, Harry entend que ce qu’il veut entendre. Le film d’Antonioni est comme un spectre qui remonte sporadiquement à la surface : comme ce carré de gazon improbable au pied d’un building (voir l'image ci-dessous) ou à l’image de ce mime qui, tel un passeur, clôt un film et ouvre l’autre. Ou encore comme, remarque Stéphane Delorme, cette scène de drague entre Harry et une femme « dans une salle déserte plantée de piliers qui rappelle le parc piqué d’arbres où le photographe d’Antonioni assiste au meurtre »5 (voir l'image ci-dessous).
D’abord parasité puis entièrement contaminé, le film va finir par produire des « images folles », tout droit sorties de la tête enfiévrée du héros. Du réel à l’horreur intérieure, la séquence du meurtre en figure le raccord brutal. Soudain, on bascule dans la folie. « Le crime est montré de manière si fantasmatique qu’on doute qu’il ait vraiment eu lieu : une femme étranglée dans un rideau de douche, une chasse d’eau qui fait remonter des lires de sang : on bascule soudain dans Psychose et le cinéma gore. On ne saura pas comment le crime a eu lieu, seule une imagination malade nous en donne une improbable version »5.
Animé de compulsions destructrices, Harry va, dans la séquence finale, définitivement nous convaincre de sa démence. Armé d’un marteau, il va ravager chaque recoin de son appartement (murs et plancher compris) à la recherche d’un micro dissimulé.
Ce micro c’est très justement la faille du génial « plombier ». L’espion espionné mais pas seulement. Il y a dans la démesure de son acte autre chose que de l’orgueil mal placé ; l’homme est soudain destitué, détrôné plus exactement. Son rapport au monde est brutalement remis en question. Car, il y a, je crois, dans The conversation une relation subtile entre Harry et Dieu.
L’espion-Dieu (Dieu sait tout et voit tout) vit en retrait du monde, presque dans le ciel, rongé par l’obsession d’être vu. Il passe son temps à filtrer le regard de l’Autre (stores, vitres teintées, rideaux, grillage…). Le dispositif du confessionnal qui apparaît dans le film est, par sa séparation trouée, un autre système de filtre. Et si The conversation était l’histoire d’un homme qui se prend pour Dieu ? Le premier mouvement de caméra du film est révélateur : une plongée zénithale descend des cieux pour se déposer sur Harry au milieu de la foule6. En un mouvement, une histoire de relaye s’est opérée : le regard omnipotent de Dieu est relayé par le regard de Harry. Une histoire de regards qui rappelle combien The conversation est un film sur le cinéma, et non sur le son. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment les bobines son apparaissent dans le film comme la métaphore évidente du cinéma pelliculé. En sus, cette fameuse scène où la belle blonde rencontrée, le corps majestueusement nu de profil, semble figurer, avec les bobines en amorce du cadre, une délicieuse image projective de cinéma (voir l'image ci-dessous).
L’homme qui se plaît à vivre en retrait du monde choit brusquement du ciel. L’Autre – tout du moins son oreille - est soudain chez lui, à l’intérieur même de son intimité. L’homme solitaire et taciturne va, dans ce chaos fulgurant, d’un geste profanateur (il brise sa sainte figurine Marie) s’abattre en être déchu. Ne lui reste que son saxophone, ultime objet qui le rattache au monde7. Le film s’achève sur une image purement coppolienne, celle d’un homme et d’une solitude infinie. ■
1 Un art sonore, le cinéma, histoire, esthétique, poétique, Michel Chion, Cahiers du Cinéma, Essais 2003.
2 Conversation secrète ou la dissolution du réel, Jean Douchet, L’avant-scène cinéma, n°494, septembre 2000.
3 D’où en passant, l’ingénieux titre d’Emmanuel Burdeau dans son article (Cahiers du Cinéma, novembre 2000) : L’oreille muette.
4 Cette citation de Jean Douchet, tirée de l’article précédent, traduit efficacement les intentions communes d’Antonioni et de Coppola. Je ne m’attarderais pas sur la filiation existante entre les deux films, connue de tous (sans parler du Blow out à venir).
5 Francis Ford Coppola, Stéphane Delorme, collection Grands Cinéastes, Cahiers du Cinéma.
6 D’ailleurs il est intéressant de remarquer qu’avant d’atterrir sur Harry, la caméra s’est attardée sur le mime, passeur des deux films. Dans Blow up, le film s’achevait, après avoir observé deux mimes joués au tennis, sur un plan brusquement aérien, renvoyant le héros (David Hemmings) à la petitesse de son corps. Coppola semble ici en inverser les données.
7 A en croire Stéphane Delorme, le cinéaste aurait avoué que le micro se cache dans la sangle du saxophone.