La Mauvaise Education, de Pedro Almodovar (2004)

Publié le par christophe Deschamps


 

De Réel à transsexuel

 

      A force de trappes, on finit, enfin, par sortir la tête de l’écheveau scénaristique.  Il y a comme le dit joliment François Bégaudeau « six films pour le prix d’un »1. A l’heure du « très intime, mais pas exactement autobiographique » (selon la confession du cinéaste), La Mauvaise Education s’offre comme une sorte de film somme où Almodovar  recycle toute la matière de son cinéma : prostitution, travestisme, homosexualité, transsexualisme, drogue, et viol.  Et le tout – un lacis diégétique de quatre époques – à travers le prisme de l’histoire ibérique.  C’est peu dire que l’on retrouve ici l’hystérie narrative si chère à notre cinéaste madrilène.

C’est que pour lui, le cinéma est mobile à jouer. Grand « juego » du fond et de la forme, ou pour dire autrement, de la plume et du pinceau. Ou autant de jouets pour l’artiste qui a su faire de son cinéma un art majeur de la composition. Décor confectionné à coup de kitsch, plan stylisé minutieusement. Car c’est ici, au milieu de la toile, à l’intérieur du cadre, que l’heure est au jeu. Mais Almodovar ne joue pas tant pour satisfaire une attente, comme pouvait le faire à sa façon le cinéma burlesque, que pour ne plaire qu’à soi même, à son propre cinéma. Digne leçon fellinienne que de prendre le cinéma pour ce qu’il est et pour rien d’autre (Kusturica n’est pas bien loin) : de la fiction, du faux, du jeu. Un art de l’artifice où tout est joyeusement contrefait et chargé. Un cinéma jusqu’auboutiste qui réhabilite dans l’univers du jeu et donc de la légèreté même ce qui d’ordinaire est horrible pour le spectateur (voire le motif récurrent du viol ; ici la pédophilie). Comme le dit très justement F. Bégaudeau « le cinéma d’Almodovar ne fabrique pas d’exclus, soit par choix de ne filmer que ce qu’il aime, soit que le filtre esthétique finisse par  tout réconcilier. Même le père Magnolo y est pour une part disculpé par l’harmonieux système de sensations à quoi est ramenée sa méchante pulsion pédophile. Le son de la guitare qu’il gratte, le timbre haut perché de l’impubère Ignacio qui l’accompagne, les images, au ralenti encore, d’enfants s’ébattant dans l’eau ajoutés par le montage font du prêtre un amoureux transi plutôt qu’un monstre »1.

 

C’est en ce sens que l’on peut mieux comprendre la récurrence du travestissement dans la filmographie almodovarienne, encore et toujours au rendez-vous dans son dernier film, La Mauvaise Education. Et si le travestissement – auquel on peut ajouter toutes sortes de déclinaisons (transgenre, transformiste, drag-queen) – est une figure-mère chez Almodovar c’est parce qu’il est la métaphore de tout son cinéma ; celle d’une illusion outrancière (le travesti, tout comme la mise en scène du cinéaste, ne cherche pas à duper l’œil). Le travesti est ni plus ni moins un corps-fiction qui joue le jeu du sexe réversible, il met en scène son propre corps. Plaisir de l’œil, de l’artifice2. Mais  là où le travestissement s’arrête, le transsexualisme poursuit. Le réel emboîte sur la fiction3

 

 

Voilà ce qui, en partie, se joue dans La Mauvaise Education.  Une histoire avant tout d’emboîtement : une fiction dans la fiction (le film d’Enrique), à l’intérieure de laquelle Angel (Gael Garcia Bernal) joue le rôle d’Ignacio qui lui-même sur la scène d’un cabaret. Ainsi après avoir remis chaque pièce du puzzle scénaristique à la place qui lui est dû, on s’aperçoit qu’il n’y a plus six films en un mais deux en un. D’une part le réel et d’autre part la fiction ; le travesti embraye sur le transsexuel.  Mais, à dire vrai, l’emboîtement réel/fiction n’est pas tout à fait là. C’est au sein du réel que la véritable scission a lieu : de l’enfant à l’adulte quelque chose s’est perdu. La fissure crânienne d’Ignacio enfant en est la métaphore évidente. Par un trucage appuyé,  Le crâne se disloque en deux comme pour mieux annoncer l’identité morcelée à venir d’Ignacio adulte (Francisco Boira). Métaphore qui vaut en somme pour tous les personnages, à l’exception d’Enrique (Fele Martinez). Alter ego patent d’Almodovar, Enrique est le seul à échapper à cette duplicité généralisée. Chacun change de nom et joue à être un autre : Juan, devenu au passage Angel, se fait passer pour Ignacio, le Père Manolo (Daniel Gimenez Cacho) est désormais M. Berenguer (Lluis Homar), éditeur et père de famille, et, enfin, Ignacio qui se plaît à devenir Zahara.  Une duplicité qui est caractéristique du film noir dont Almodovar multiple les clins d’œil : Angel, parangon de la femme fatale, est une référence au film d’Otto Preminger Angel Face, le couple d’amants criminels en est une autre à Assurance sur la mort de Billy Wilder, le cinéma dans lequel ils se rendent consacre justement une rétrospective « semaine du film noir ».

L’adulte est devenu dans le film une sorte de  patchwok identitaire  où la personnalité se réduit à un collage factice de morceaux de vie. C’est ce que donner à entendre le générique. Chaque nom d’acteur est rattaché à un agencement  composite de lambeaux d’images en tout genre (bout de pellicules, croix christique…). Les personnages  sont comme des couches de papier qui se superposent, à l’image de la façade vétuste du cinéma Olympo, dont les murs sont recouverts d’affiches.

 

 

De là, Almodovar exploite, esthétiquement parlant, la figure du palimpseste : l’image est constamment soumise à un dispositif de filtrage. L’œil se voit priver de sa consommation immédiate, qu’Almodovar s’amuse à entraver dans chacun des décors.  Telle est la fonction de ces lignes, verticales et horizontales, qui parcourent et saturent tous azimuts l’écran.  D’où la récurrence du store, filtre optique par excellence, qui s’invite dans chaque pièce : agence et villa d’Enrique, bureau du Père Manolo et bureau de Mr Berenguer (voir les images ci-dessous). Des stries lumineuses hachurent les personnages comme autant de fragments identitaires. Même effet avec la grille du collège qui morcèle symboliquement Enrique lors de sa séparation avec Ignacio (voir l'image ci-dessous).

Mais, La Mauvaise Education est aussi, a-t-on dit, une histoire d’emboîtement. Des boîtes qui se forment à force de lignes qui se coupent et se recoupent. Le palimpseste est là, autour d’une géométrie rectiligne. Voire l’architecture intérieure de l’agence d’Enrique qui, par ses multiples poutres, compose autant de cadre dans le cadre.  Sans parler de l’art gothique du collège religieux et de l’église pour qui  le surcadrage est une affaire euphémique. Almodovar y filme d'ailleurs une très belle scène nocturne dans le dortoir, stylisant les menaçantes lignes projectives des voûtes et des colonnes qui font écho à l’ombre angoissante du Père. Ignacio, accroupi sous une allée de lits, s’offre visuellement en proie à une verticalité abyssale (voir l'image ci-dessous). Au niveau du montage, c’est également le rôle des nombreux fondus enchaînés qui raccordent avec une nonchalance raffinée les séquences entre elles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La première séquence donne, à mon sens, une clef sur la mise en scène du film. Dans le bureau d’Enrique est accrochée sur le mur une toile surréaliste particulièrement évocatrice : on y voit une structure à tiroirs débordant d’objets, un toit-scène filmé par une caméra tirée sur rail et dirigée par un homme étrange (voir l'image ci-dessous). La structure surréaliste est ni plus ni moins La Mauvaise Education, un film à tiroirs mis en scène par Almodovar (et l’autre caméra qui déborde d’un des tiroirs n’est-t-elle pas une manière de signifier la mise en abyme filmique ?). Pensons à cette grande baie vitrée quadrillée chez Enrique dont la réplique échoïque est évidemment cet imposant portail coulissant à l’entrée de la villa (voir l'image ci-dessous). La fin est plus qu’éloquente : les cavités du portail s’ouvrent et s’enfoncent, tel des tiroirs, pour devenir de purs produits filmiques (des cartons) et que le mot « passion » en lettres géantes finit de ramener au cinéma.

 

 

 

 

 

Tous ces flash-back qui parcourent le film sont comme autant de souvenirs déballés des tiroirs de l’inconscient (celui d’Almodovar semble-t-il). Quelques pistes pourraient s’adonner à une telle orientation : un générique qui fonctionne comme une association libre, un film à tiroirs comme une machine à rêves. Ou encore les quatre tiroirs narratifs auxquels on pourrait aisément satisfaire les quatre instances freudiennes (ça, moi, moi idéal, surmoi). Néanmoins, force est de constater un fait ample plus inhabituel chez Almodovar : alors qu’à l’accoutumé ses films regorgent de femmes, La Mauvaise Education est pleinement dépouillée de toute présence féminine et maternelle. Puis, un meurtre métaphorique : celui de Zahara qui, sur le point de devenir définitivement une femme, est assassiné. F. Bégaudeau a raison quand il suppose que « c’est à partir du moment où il apparaît que le film vire au noir total ». L’entrée narrative dans la vie de Zahara marque un déferlement identitaire, une explosion de lignes – à noter le magma décoratif à l’intérieur de son appartement ou, à l’extérieur, la mosaïque qui recouvre les murs qui contraste évidemment avec l’austérité de sa maison d’enfance (voir l'image ci-dessous). « Ignacio, le vrai, emblématise à la fin de sa vie ce genre de créature englué dans les affres de la pulsion identitaire : se définissant lui-même comme junkie, il prend très au sérieux la croissance de ses seins, serait prêt à tuer pour se féminiser, est déjà mort puisque arrêté sur une position »1.

 

 

La Mauvaise Education nous oblige à  considérer son titre. Le passage transitionnel de l’enfance à l’adulte – ce que le film opère entre ses deux grands récits – a été déficient (mal éduqué, mère absente ?). Almodovar joue l’ambigüité polysémique du mot père/Père car, de toute évidence, le Père Manolo a tenu lieu pour Ignacio de substitut paternel. Celui-ci incarne dès lors doublement la Loi du Père, la Loi phallique lacanienne : père et Père (d’autant plus que sous le régime franquiste, le statut de prêtre figure une haute autorité). La mauvaise éducation est une sorte d’infection qui procède par contagion. Entre les deux récits (enfant et adulte) quelque chose s’est altérée. L’enfant Ignacio à la frimousse angélique s’est transformé en une sorte d’orge, laid et méprisable, le nez crochu et la démarche boiteuse. Le Père Manolo, fluet et accort, est, devenu Mr Berenguer, un quinquagénaire vaguement négligé, dégarni, bedonnant et le regard libidineux. La décadence est sans appel. Entre les deux récits que s’est-il passé ? François Bégaudeau dans son article s’est lui aussi posé la question : « qu’est-ce qui repousse le prêtre hors de la bulle harmonieuse ? D’avoir débordé le désir par sa consommation ? Moins banalement, le prêtre est coupable d’avoir outrepassé les frontières de l’esthétique, d’avoir délaissé le registre de l’œil pour celui du toucher. Trop de matière soudain, trop de réel. Violence de la pénétration, fût-elle virtuelle, dérogation à l’aérienne caresse. Tout à l’heure sublimé par un montage hétéroclite d’affects, le père Magnolo croule désormais sous les étiquettes en usage : pervers en soutane, jaloux exclusif, père fouettard »1.

 

Là est la force du film ; la mauvaise éducation est partout, même dans les images. Esthétique léchée d’un côté, brutalité du réel de l’autre (l’image éthérée de la pellicule ramène d’autant plus violemment au grain sale de la caméra portative d’Angel). Brutal retour au réel également lorsque Angel quitte Mr Beringuer après avoir traversé l’écran de cinéma, au détour d’une salle obscure et du cadre béant d’une porte ouverte sur la rue (voir l’image ci-dessous). Deux registres qui se télescopent : l’œil et le toucher, l’optique et l’haptique. La perversion du Père Manolo se limite à sa pulsion scopique, pure consommation de l’œil. Une plongée sur une troupe d’enfants qui s’entraînent dans la cour du collège s’amorce par une ouverture à l’iris comme pour mieux associer le désir du Père (on imagine bien le prêtre observer de sa fenêtre les corps en sueur des enfants) à son œil (voir l'image ci-dessous). C’est que chez Almodovar, la pulsion scopique, et donc d’une certaine façon la cinéphilie, entretient avec le corps une connivence quasi biologique, une connexion pulsionnelle4. La Mauvaise Education prolonge à certains égards Parle avec elle (2002). Le cinéma a cette même capacité à stimuler la libido. La masturbation mutuelle des deux enfants devant la gigantesque toile écranique n’est pas sans rappeler le passage à l’acte de Benigno après sa séance à la cinémathèque dans Parle avec elle (voir l'image ci-dessus). L’aphorisme de Charles Tesson qui convenait très bien au film Parle avec elle, s’avère être une phrase-signature pour tout le cinéma almovadorien : « ma vie sexuelle, ou comment je suis devenu cinéphile »5.

 

 

 

1 D’envol en chute, François Bégaudeau, Cahiers du cinéma, mai 2004.

2 Voire cette scène fictive où Ignacio enfourche le sexe d’Enrique : de dos (dans un miroir) c’est une femme, de face c’est un travesti (voir l'image ci-dessus). Jeu de trompe-œil typique auquel se livre le jeu du travestissement.

3 Comprenons ici que ce n’est pas un hasard si le Ignacio fictif est un travesti et le vrai Ignacio un transsexuel. Artifice d’un côté et retour brutal au réel de l’autre.

4 Voire mon article Parle avec elle – l’image.

5 L’amour à mort, Charles Tesson, Cahiers du cinéma, avril 2002.L’amour à mort, Charles Tesson, Cahiers du cinéma, avril 2002.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


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