Old boy, de Park Chan-Wook (2004)
Park Chan-Wook fait parler de lui mais reste un réalisateur peureusement reconnu. L’artificialité jusqu’au-boutiste de son cinéma dérange. Et en effet, l’exercice pléthorique de Chan-Wook peut à des égards dérouter car il frôle le débordement, l’hypertrophie stylistique tant l’image sature de signes. Son cinéma est une rhétorique de l’excès, assurément baroque, très proche en cela de Coppola ou d’Argento.
Old Boy fut une œuvre météore, déchaînant les plumes lors de sa sélection au festival de Cannes1 puis croulant rapidement sous le silence. L’opulence visuelle du film est pourtant déconcertante. Trop peut-être, admettons. Dans le cinéma de Park Chan-Wook, l’image, souvent picturale, se met en spectacle. Old Boy est l’histoire de ce spectacle, mené par son magicien (Woo) et son clown (Dae).
Le spectacle s’ouvre avec violence. La manipulation s’exerce dès le premier plan. Le spectateur, introduit dans l’histoire par une ouverture in medias res, est plongé d’emblée dans une temporalité incontrôlable. D’abord violenté par l’image, par un plan-coup de poing (le premier plan étant un gros plan en contre-plongée sur le poing de Dae), le spectateur s’enlise dans un film-puzzle.
L’esthétique d’Old Boy est avouée : un film sur le temps ; le temps qui passe et qui manipule. Enjeu perceptible à l’écoulement du générique dans lequel les caractères latins des acteurs défilent comme les chiffres d’une horloge digitale, les caractères coréens tournent dans le sens d’une aiguille d’une horloge mécanique. Puis, hors-champ, le rapt du héros s’opère. La caméra monte et dévoile par une plongée une grande flèche rouge, tracée ironiquement sur le bitume. Une route à sens unique. La signification de l’indice est multiple : l’impuissance prémonitoire de Dae à déjouer la manipulation, le temps qui peut s’écouler que dans un seul sens et enfin l’avancement du récit, dicté et imposé au spectateur par le réalisateur (le récit est découpé en chapitres calendaires). Les doublons de la manipulation s’emboîtent à l’orée de la route, point d’ancrage de l’histoire-artifice (lieu où Dae est enlevé puis relâché 15 ans plus tard). Chan-Wook s’amuse, à la manière de Coppola dans Rusty James, à insérer des horloges tout le long du film (image d’une horloge à la télévision durant sa séquestration, horloge à coucou dans sa cellule, la scène de l’horlogerie ou encore l’imposante horloge que transporte Dae et son camarade par lequel se prolifère la rumeur). L’horloge et son orbe suppose la circularité du temps (d’où les thèmes musicaux aux rythmes de valses dans la bande son ; l’image de danseurs qui tournent en rond) et son intangible infinitude. Et contrairement aux personnages qui s’engluent à échapper à l’irréductibilité létale du temps (les aiguilles courent vers la mort, vers le non-retour, vers l’impossible rédemption de chacun), Chan-Wook, exploite par le montage l’essence démiurgique du cinéma à tordre le temps et entraîne dans sa manipulation le spectateur jusqu’à l’abandonner dans une histoire qui au moment de son possible bouclage se rouvre indéfiniment. L’intrigue résolue, l’épilogue s’offre à une multiple interprétation, joliment traduit par l’image conclusive d’interminables montagnes rugueuses à l’horizon ; métaphore d’une insaisissable vérité.
Dae va devenir le docile pantin de Woo, l’homme aux télécommandes, qui contrôle (micros, enregistrements) et commande (hypnose, téléphone offert) à distance son jouet. Pauvre polichinelle sorti d’une malle, Dae évolue dans un espace de vie contrôlé (si l’on est attentif on remarque que Dae ne parle jamais, sa bouche demeure murée, ses paroles en off sont mentales) où chacune de ses décisions, ses mouvements obéissent à la machination retorse de Woo (parfaitement illustré par l’insert d’une image de synthèse laissant apparaître sur l’écran des pointillés au-dessus d’un marteau qu’il lève pour frapper un homme). Le brillant plan-séquence (lorsque Dae combat contre les sbires du propriétaire de la prison), filmé en traveling latéral, tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, révèle, et ce par sa durée, les efforts infructueux du héros à se débattre du temps dans lequel il s’embourbe pathétiquement.
La scène liminaire du film montre un homme saoul, bouffon et ventripotent qui se verra par la suite maquillé et coiffé comme l’autoportrait d’Ensor devant lequel il imite grossièrement le sourire. A sa libération c’est un homme primitif (carnation livide, cheveux hérissés) qui sort d’une malle auquel les mouvements patauds finissent d’en faire un singe (il mange un poulpe vivant, il se cogne la tête, il tente de violer maladroitement Mido ou encore l’idée du suppositoire). Son naturel à faire rire est évoqué lors de la scène du lycée en flash-back dans laquelle la sœur de Woo lui demande, après qu’il est ait fait son cirque sur l’arbre, « on dit que tu connais plein de bonnes blagues, tu peux m’en raconter une ? ». Dae est bel et bien un irréductible histrion qui, même le nez exsangue, rouge du début à la fin (lors de la scène liminaire de la blanchisserie il a également le nez ensanglanté) comme celui d’un clown, singeant le chien, ne peut s’empêcher Woo de s’esclaffer.
Un bouffon mais aussi une bête. Le pseudo internet de Dae est « monster » (choix qu’il fera en souvenir du film Frankenstein diffusé à la télévision durant sa séquestration ; on en voit qu’une image furtive) et celui de Woo est « le comte de Monte-Cristo » (à la question « qui es-tu ? » il répondra « un prince dans une grand tour »). L’immense immeuble de ce dernier, le Penthouse, ressemble à la tour de Frankenstein du haut de laquelle explose le laboratoire. Dae, l’épaule pansée, courbé face à la télévision s’apparente aussi vaguement à un fauve blessé. « Vous-êtes bien le monstre que j’ai créé », lance le créateur à sa créature qui lui-même lâche à la fin, désabusé, « je sais que je suis pire qu’une bête mais moi aussi j’ai le droit de vivre ».
Et pourtant la séparation prince/monstre tend à glisser vers une certaine interpénétration, tant chacun est créateur de la monstruosité de l’autre. Woo est lui devenu un sadique impénitent prêt à tout pour se venger (il achète la main du propriétaire de la prison, il rit à la mutilation de Dae). Naturellement narcissique, il considère l’Autre comme un meuble, il ne le voit pas, il l’ignore, comme lorsqu’il se balade nu devant l’infirmière puis plus tard devant Dae, comme lorsqu’il s’exprime par de pompeux soliloques ou encore comme lorsque son financier se fatigue vainement à lui parler. Naturellement possessif, il veut posséder les gens en capturant leur image comme lorsqu’il prend en photo sa sœur (il détient une collection d’appareils photo au Penthouse) ou comme lorsqu’il enregistre Dae dans sa cellule. Dae et Woo forment ainsi les deux facettes d’un monstre, l’endroit et l’envers. Idée visuellement confirmée par l’utilisation du montage alterné et du split screen qui, scindant verticalement l’écran en deux parties, découpe, ajuste et raccorde la moitié du visage de chacun des deux personnages de sorte qu’il crée une entité géminée, un partage de la monstruosité. Woo se suicide (une façon de rappeler encore qui est le manipulateur car Woo contrôle sa mort contrairement à Dae qui tenta vainement de suicider deux fois en prison) car il ne peut vivre sans son autre moitié (« quel plaisir j’aurais à vivre sans toi ? », confesse-t-il). A l’inverse, Dae veut vivre et pour cela il doit rompre son entité siamoise, chasser du miroir l’image du monster.
Une manipulation par le montage, a-t-on vu. En demeure la manipulation par la mise en scène, tentaculaire. A nouveau l’emboîtement : une histoire manipulée (celle de Dae par Woo) dans une mise en scène manipulée. Chan-Wook, cinéaste baroque boulimique, profite du sujet (l’histoire-artifice) pour déployer pleinement ses pulsions omnivores. Pour le réalisateur coréen, mettre en scène revient à créer (puis à articuler par le montage) des tableaux, à disposer de chaque cadre, chaque espace comme une toile à peindre (à la manière encore de Coppola dans Dracula). Et s’il y a bien une scène-tableau à commenter cela serait celle du magistral plan-séquence évoqué précédemment. L’espace étroit d’un couloir est encombré par une horde de gredins, réduits à des silhouettes menaçantes qui se meuvent péniblement. La scène s’apparente à un tableau de Velasquez où les hommes armés de leurs bâtons ressemblent à une masse guerrière, au-dessus de laquelle s’élèveraient des lances.
Un cinéaste-peintre et qui plus est baroque. Expression galvaudée qui prend pourtant ici un sens certain. A commencer par les couleurs. L’ambiance visuelle du film repose sur une prépondérance marquée du vert, ponctuée sporadiquement de rouge et de violet (couleurs associées en particulier à Woo) et sur un espace vertement ombragé. L’utilisation récurrente du filtre vert (un tantinet caca d’oie) et d’une tonalité picturale parfois kitsch donne l’impression d’une peinture à l’huile, lourdement barbouillée, et ce avec l’intention, d’arborer une mise en scène volontairement peinturlurée, sensiblement artificielle. D’autant plus que les couleurs se télescopent par un système permanent de contrastes hautement appuyé, réalisé par l’utilisation de lumières discordantes, opposant une lumière froide et une lumière chaude. A ce titre le travail effectué sur la cellule de Dae est remarquable : l’utilisation d’une lumière jaune à droite et d’une lumière bleue à gauche amène à une césure manifeste de l’espace (effet accentué par les couleurs alternatives, en pourpre et en bleu, de l’uniforme de Dae). La cellule s’impose comme un lieu ambivalent, mi-hôtel (tapisseries des murs) mi-cachot (porte, barreaux). Un contraste sépare également le passé et le présent ou plutôt l’avant et après séquestration du héros (voire la blancheur éclatante de la première scène qui s’oppose au reste du film, sombre et verdâtre). Ainsi, Chan-Wook stylise sa mise en scène d’un clair-obscur caravagesque et cherche de cette manière à créer une réalité-leurre2. D’où la surprenante intrusion d’images numériques (pointillés, fourmis), de trompe-œil (l’idée du fondu enchaîné qui raccorde le lit du héros à sa libération dans de hautes herbes d’une prairie verte et bien ensoleillée, appuyée sur le plan sonore par des cris d’oiseaux ; le trompe-œil rompu, on comprend que l’on est sur le toit d’un immeuble envahi par des mauvaises herbes) et de scènes surréalistes, chargées d’un onirisme envoûtant (la scène finale comme rêverie au milieu d’une forêt enneigée ou l’intrusion de Woo dans la chambre de Dae et de Mido qui, affublé d’un masque à gaz, soulève légèrement la couverture ; une sorte de viol imaginaire). Se dégage ainsi, ponctuellement, une vision romantique, accompagnée d’une mélodie lyrique (comme l’hallucination métaphorique de la fourmi seule dans le métro, symbole paroxystique de la solitude) qui fait office de contrepoint à la violence de Old Boy.
Le film se clôt tel un conte, construit jusque là comme tel (voix off ampoulé du narrateur, les chapitres, l’enseignement transgressif du tabou), par le conteur lui-même en ces mots « je vous remercie de m’avoir écouté et de s’être intéressé à cette horrible histoire ». Le père et la fille, dos à la caméra, font face à l’avenir, prêts ou non à accepter l’amour incestueux (happy ending ou unhappy ending selon). Le générique s’enclenche, une douce mélodie s’ensuit, fin du conte. ■
1 Old Boy a décroché le Grand Prix, détrôné de peu par Michael Moore pour la Palme d’or.
2 L’appropriation d’un tableau de James Ensor, peintre belge expressionniste n’est sans doute pas accidentel.