Regarde la mer, de François Ozon (1997)
Mal de mère
Regarde la mer marque un tournant dans la carrière prolifique du jeune réalisateur français, frais émoulu de la Femis, dans la mesure où il peut être considéré comme la première mouture substantielle de son œuvre. Après voir multiplier les courts métrages, Ozon étrenne le moyen métrage – bien que techniquement il soit étiqueté dans le rayon court métrage, films de moins de 60 minutes. Regarde la mer va confirmer ce que les festivals avaient laissé entendre : la promesse de son talent. Regarde la mer va plus loin que le regard provoc’ et élégant de ses courts tant il soigne son esthétique. Par la netteté du cadre d’abord. Ou mieux encore par la fixité du plan, comme en attente de l’horreur. Un thriller où l’on ne frisonne guère mais où l’on angoisse car il ne se passe à dire vrai rien de bien terrifiant. Des signes annonciateurs tout au plus. L’horreur est invisible, pas du côté du hors-champ comme le veut le genre, mais ici devant nous, latente et presque indicible. L’étrangéité entretient sans relâche une tension qui, de par le contrat spectatoriel, ne demande qu’à être résolue. Le point nodal de cette horreur souterraine repose de manière exclusive entre les mains du personnage de la routarde (Marina De Van). Un personnage hautement auratique qui suffit à lui seul à créer ladite tension souhaitée. Reste, pour devenir un film d’horreur, à justifier son intrusion dans le film, dans le champ ordonné.
Il y a donc comme à l’accoutumée un ordre : une mère (Sasha Hails) et son bébé qui vit dans une maison isolée sur l’île d’Yeu au bord de la mer. La béatitude de la famille est soulignée par l’utilisation de couleurs saturées qui vont, à l’image des vêtements de la mère (robe bleue puis rouge), contrastées fortement avec les habits funèbres de la routarde. Au cours des plans précédent la première apparition de la routarde, on peut remarquer une palette chromatique saturée par la présence groupée, en outre d’une luminosité forte, des trois couleurs primaires (tee-shirt bleu de la mère, bonnet rouge et seau jaune du bébé). Puis surgit du haut des falaises la routarde, juché sur le rebord tel un vautour. La menace à venir est marquée par une rupture visuelle horizontalité-verticalité (plan-fixe/contre-plongée) : la platitude du littoral sableux s’oppose à la verticalité des falaises. La deuxième apparition du personnage se produit à la porte d’entrée de la maison familiale. Le spectateur est avec la famille (la caméra est à l’intérieur de la maison) et la vitre teintée de la porte permet de filtrer le dehors. L’étrangère est vue du dedans et le désordre est possible dès lors qu’on autorise un corps exogène à y pénétrer. Et le corps en question est un personnage-vampire. Deux scènes particulièrement stylisées font de la routarde une créature vampirique, diaphane et crasseuse venue de nulle part (le scénario ne donne ni son identité ni ses origines). La première est celle du premier dîner durant lequel une dichotomie appuyée lumière-pénombre est à l’œuvre. Dans un champ/contre champ féminin typiquement bergmanien, alors que Sacha est surexposée à la lumière (halo bienveillant), le visage de la routarde est découpé dans la pénombre. La deuxième est celle du bain où c’est l’eau vaseuse qui cette fois morcelle son corps.
Le film s’engage alors dans un huis-clos en plein air qui va nous amener, pour simplifier, au meurtre de la mère et au rapt de l’enfant. La force du film réside moins dans sa dramaturgie que dans sa matière, symbolique dira-t-on. Celle-ci s’organise autour de la triangulation mère-enfant-vampire. La place de cette dernière étant rendu possible par l’absence du père, base manquante. Le personnage-vampire s’impose dès lors comme un substitut du père. N’est-ce pas à ce titre son arrivée qui provoque, à défaut de les assouvir, les pratiques sexuelles de Sacha (masturbation contre un meuble, cocuage du mari dans les bois) ? Reste que l’objet du film est le désir, sexuel pour l’une (Sacha) et maternelle pour l’autre (la routarde). Le désir est convoqué sous sa forme primitive, celle de la pulsion scopique. C’est ce à quoi nous invite le titre : Regarde la mer-mère. L’une et l’autre sont deux matrices, deux ventres maternels (Mère des hommes et Mère de la vie). La scène finale où la routarde prend son envol dans un bateau, l’enfant dans ses bras peut supposer le processus d’un regressus ad uterum, d’un retour aux origines dans l’antre de la mer, de la proto-mère. Le film va même jusqu’à former une boucle si l’on prend l’injonction « regarde la mer » au pied de la lettre. Le premier plan du film est un plan fixe en légère plongée qui cadre un pan du bord de plage sur lequel vont et viennent les vagues (le cadrage est excellent puisque l’effet est double, un va-et-vient littéral et visuel : mouvement ascendant en champ et descendant en hors champ). Et enfin il y a la séquence finale où la routarde tient l’enfant face à la mer et on remarquera que le plan final nous laisse, comme dans le premier, seul face à la mer, comme contraint de la regarder. L’injonction semble alors être d’avantage destinée au spectateur plutôt qu’au bébé [par la routarde] : « regarde la mer », nous souffle Ozon, pour mieux comprendre le film.
A plusieurs reprises le film est ponctué, par une série de plans de nature fixes et courts (herbes hautes, fleurs, arbres). Ce qui n’est pas sans rappeler le cinéaste japonais Yasujiro Ozu et son cinéma minimaliste de la contemplation avec ses plans fixes à « ras de terre ». Toutefois, la comparaison s’arrête là ; chez Ozon la Nature use d’une fonction métaphorique, révélateur de ce qui se passe en hors champ. Les premiers plans de nature, qui précèdent l’exposition de la maison familiale, évoquent un ordre, une sérénité. Alors que les derniers tiennent place d’augure, invitent à imaginer la monstruosité à venir dans le champ ; il s’agit d’une plongée à nouveau sur le bord de sable où se côtoient dans une eau viciée crabes et méduses en décomposition ainsi que de la vase desséchée. La nature putréfiée annonce le chaos familial et la chair maternelle profanée.
Outre métaphorique, la Nature joue un rôle symbolique à l’intérieur de cette triangulation. Elle entretient à mon sens un rapport étroit avec le Corps maternel et de ses pulsions sexuelles. Car c’est bel et bien de pulsions qu’il s’agit, aussi irréfléchies (Sacha abandonne son enfant sur la plage) que impulsives et dépourvues de tout devenir procréatif (masturbation(s), cunnilingus). La deuxième série de plans de nature a lieu après l’onanisme de Sacha contre le bord d’un meuble. Et surtout la scène de cocuage qui se déroule à l’intérieur d’un bois, d’une nature sauvage. Le bois fait office de « lieu de non droit », clos sur lui-même, où le corps peut laisser cours à ses désirs. La scène est à nouveau très stylisée : le bois enténébré et la verticalité des arbres s’opposent à l’infinitude horizontale visuelle de l’arrière plan et de sa forte luminosité. La verticalité du lieu qui attire Sacha (ainsi que du tronc contre lequel elle s’adosse) renvoie au phallus absent du père. L’assouvissement morbide de ces pulsions apparaît comme l’objet d’une contamination mère-vampire. La routarde s’adonne elle aussi à la masturbation dans son bain qui tout en agitant ses doigts sur son sexe immerge sa tête. L’onanisme en acné convoque l’idée selon laquelle l’orgasme équivaut à une petite mort1. Mais plonger entièrement son corps sous l’eau annonce l’épilogue, son regressus ad uterum, son saut dans l’utérus géant de la mer. De la même façon que chantonner « il était un petit navire », prépare au grand voyage.
La régression utérine, le retour à la matrice traduit chez la routarde le besoin de re-naître pour mieux re-donner vie. Bref, ressusciter son bébé mort (avorté). Ressusciter est résolument le verbe had hoc puisqu’elle n’aspire pas à mettre au monde mais à re-mettre au monde, pas un autre enfant mais son enfant. Elle désire exhumer son bébé du passé comme lorsqu’elle plonge son bras dans une tombe d’enfant éventrée. On peut aller jusqu’à supposer que l’âge de Caroline (nom décliné dans son journal) soit approximativement le même que celui du bébé de Sasha. L’enfant qui est, pour reprendre la terminologie psychanalytique, au stade anal (8 mois-4 ans) invite à reconsidérer la fascination scatologique de la routarde comme autre chose qu’un signe déterminant de sa psychose. Elle semble intégrer, dans son désir obsessionnel de faire re-naître son enfant, un comportement caractéristique du stade anal. Le pâté excrémentiel qui gît au fond de la cuvette serait alors ce « boudin fécal » que l’enfant exhibe naturellement, sans dégoût. Puis il y a surtout, au cours du deuxième dîner, les questions crues et incommodantes qu’elle pose au sujet de l’accouchement de Sacha (comme « et quand tu poussais t’as chié ? »). Le personnage de la routarde, sale bien entendu, est caractérisé par un désordre scatalogique, une sorte de régression anale tardive. Sa fascination scatologique est typique d’un enfant de cet âge où la rétention et l’expulsion fécales deviennent une source de plaisir prépondérante.
Reste pour s’octroyer l’enfant à supprimer la mère. A noter la tentation de la strangulation lorsque la routarde imprègne de crème le cou de Sacha (idée renforcée par le plan suivant qui est un insert sur le déchiquetage d’une écrevisse). Mais la routarde ne se contente pas d’occire Sacha, elle lui vole son image (robe rouge, cheveux détachés), elle s’approprie l’imago de la mère idéale. Le vampire étant à ce titre une variante de la sorcière, imago de la mauvaise mère. Sacha est retrouvée ligotée, la tête enveloppée dans un sac (perte de son identité) et le sexe recousue (chose peu visible à l’écran). L’oblitération de l’entrée vaginale rend impossible autant le regressus ad uterum que l’expulsion « ex utero ». Manière également d’escamoter son identité génitale. Le cérémonial morbide peut tout aussi bien nous renvoyer derechef à la psychologie de l’enfant et son constitutif complexe d’Electre : supprimer le parent féminin, le castrer (recoudre son sexe comme pour réprimer naïvement toute éruption phallique). ■
1 Sujet déja abordé de plein front par François Ozon dans son court métrage La petite mort.