Le Samouraï, de Jean-Pierre Melville (1967)
La loi du silence
Voilà un polar unique en son genre, une sorte d’ovni dans le film noir. Voilà aussi le film totémique de Jean-Pierre Melville, son œuvre jusqu’au-boutiste. Le Samouraï est, comme le dit Youri Deschamps, « le sommet minéral et « antonionien » de la carrière du cinéaste »1. Film épuré à l’extrême, proche en cela du cinéma bressonien, dont le gangster pourtant archétypal (chapeau, imperméable, revolver, gants) est réduit à reproduire des gestes, des rituels (voir la première séquence qui s’ouvre sur un cérémonial dont les gestes seront fragmentairement déclinés tout au long du film). La fétichisation melvillienne – vestimentaire et gestuelle bien entendu, mais aussi topographique (les cabarets) ou thématique (solitude, amour impossible) – épuise les codes du polar jusqu’à une certaine abstraction. Jef Costello (Alain Delon) est viscéralement évidé avant d’être craché dans la diégèse ; ne reste de lui qu’un être ectoplasmique (sans passé, et à vrai dire, sans présent ni futur) qui exécute des commandes.
Alors à défaut d’instaurer des dialogues, c’est par le prisme de sa mise en scène, aussi dépouillée soit-elle, que Jean-Pierre Melville va nous livrer intimement son héros. Et tout commence naturellement par le plan inaugural du film, un plan-séquence magistral à l’intérieur de l’appartement de Costello. Le cadrage figure un lieu anthropomorphe : les deux fenêtres pour les yeux (auxquelles le cadre supérieur évoque bien entendu deux paupières) et la cage surélevée sur une table pour le nez (voir l’image ci-dessous). La suggestion est claire : l’appartement de Costello figure un espace mental. Les murs lépreux seraient alors les signes visibles d’un homme fatigué. Au lieu rongé par le temps répond un être solitaire, quasi-mutique et au mode de vide monacal. Le cinéaste a déjà expliqué, à propos du premier mouvement de caméra du film, qu’il voulut inviter le spectateur à appréhender le désordre mental du héros. « Au lieu de faire un mouvement assez classique de travelling en arrière compensé par un zoom en avant, fondu, collé, j’ai fait ce même mouvement avec des arrêts. En arrêtant mon travelling arrière pendant que je continuais mon zoom, en reprenant mon travelling, etc., j’ai créé un sentiment de dilatation élastique et non pas de dilatation classique, pour mieux exprimer ce sentiment de désordre. Tout bouge, et en même temps tout reste à sa place »2.
Le gangster au flegme inébranlable serait alors un héros déchiré, un homme avalé par une solitude mortifère. L’appartement dans lequel il vit est sa geôle en même temps que son refuge. Il est littéralement emmuré. La cage de l’oiseau en est évidemment l’illustre métaphore. D’où ce rapport singulier qui lie Costello à son oiseau (voir ces étranges champs/contrechamps entre les deux âmes solitaires). Les pépiements du bouvreuil, quasi-inaudibles, renvoient aux silences pesants de son maître. Car, de toute évidence, l’animal n’est pas seulement une ruse habile (effarouché par une présence humaine inconnue, l’oiseau, agité, sème des plumes dans la cage), mais c’est aussi, pour reprendre l’expression de Christian Delage, « une horloge interne ». C’est ainsi que Costello assure « la maîtrise de son équilibre intérieur, vital, presque cardiaque, par l’auscultation du pouls de l’oiseau qui partage son enfermement »3.
La cage de l’oiseau déploie sa puissance métaphorique tout au long du film, assimilant, par la rhétorique de ses barreaux4, chaque espace filmique à un lieu carcéral. Ainsi en va de toutes ces lignes verticales et horizontales, grillages et barrières, qui parsèment le film et qui broient inlassablement le personnage dans sa mécanique mortifère d’enfermement. C’est par exemple le commissariat auquel les portes, vitres et stores font du lieu une cellule avant l’heure. C’est aussi cette boîte de jazz où tout n’est que géométrie et verticalité. Et que dire alors du métro et de son labyrinthe souterrain - autre avatar de l’enfermement - dans lequel entre et ressort sans cesse Costello ?
Et puis, il y a surtout l’immeuble dans lequel habite Costello où tout n’est que barreaux : de la porte d’entrée vitrée à la porte d’ascenseur en passant par le couloir et les rambardes d’escaliers. La séquence où Costello manque de se faire tuer en est une autre démonstration éloquente. La passerelle au dessus de la voie ferroviaire où a lieu l’échange figure un lieu oppressant, entièrement clos sur lui-même (voir le réseau de grilles qui le recouvrent de toutes parts), et pour lequel la mise en scène, par la multiplicité des angles de vues, finit d’en faire un piège qui se referme sur le héros (voir les images ci-dessous). D’ailleurs, après avoir échappé à la logique du boyau mortuaire, Costello, en fauve blessé, revient à l’appartement. Là, tandis qu’il panse sa blessure, la caméra, dans un cadrage manifeste (placée derrière la cloison qui sépare la cuisine du reste, deux barreaux découpent verticalement l’écran), met en scène la bête à l’intérieur de sa cage (voir l’image ci-dessous).
Ne reste qu’à l’homme solitaire, loup (pour reprendre le mot d’un des truands) ou samouraï, une seule issue : la mort. Et pour ceux qu’ils l’auraient pas compris, c’est bien d’un acte suicidaire qu’il est question dans la séquence finale (le barillet du revolver est vide). Dans un ultime rituel, Costello met en scène sa mort : un suicide en public qui évoque la célèbre mort ritualisée du « Seppuku » du samouraï. Il parvient ainsi, comme l’icône japonais, à préserver son honneur (d’ailleurs, il lança dans la salle de jeu clandestine : « je ne perds jamais, jamais vraiment »).
Mais tout est était joué d’avance. Rappelons-nous ce plan inaugural où la caméra fixe l’appartement du gangster, allongé dans son lit, aussi raide et immobile qu’un cadavre. Un appartement-tombeau, fumeux et translucide. La fumée est justement un autre motif inauguré ici et décliné ensuite puisque les volutes de la cigarette consommée se retrouveront, par métaphore déplacée, lors des trois meurtres à venir (voir l’épaisse fumée associée à chaque coup de feu).
Et c’est bien ce souffle funèbre qui contamine tout le film. Le samouraï c’est un personnage spectral, un être radicalement gris dans un film gris. Tout n’est que sécheresse chromatique ; une autre sorte de « désert antonionien ». C’est à ce propos, l’objet d’étude exclusif d’Estelle Bayon dans son article. « L’image est grise, mur, sol, lit, tables, costumes, cage, et même l’oiseau, un bouvreuil délibérément choisi pour éviter la tache orange de la gorge du mâle. Ne restent que les mains et le visage, surgissements charnels au sein de cet ensemble achrome, rares morceaux de chair qui rappellent bien qu’il ne s’agit pas d’un film en noir et blanc »5. Et pas seulement l’appartement de Costello, mais le film entier, comme la boîte de jazz « à la décoration essentiellement composée de matières froides – verre, métal, mur carrelé des toilettes, miroirs, briques cimentées – et de noir et blanc, que les nuances lumineuses transforment en divers gris »5.
Et si Costello était mort, fautif d’avoir été attiré par la lumière ? Il n’aura compris que tardivement le véritable rôle joué par Valérie (Cathy Rosier), dont l’éclaboussante blancheur (voir son appartement) préfigurait pourtant un leurre. Et que dire de ce kimono noir qu’elle porte, autre artifice destiné à piéger le samouraï ? Le héros melvillien est, quoiqu’il arrive, condamné à ne pas aimer.
Le héros assassiné, la caméra se retire pudiquement, dévoilant au passage une étrange théâtralité : Valérie demeure seule sur un plateau, dont la configuration révèle un espace scénique, pendant que d’autres s’affairent à dépouiller la scène de ses accessoires. Ici, la tragédie s’achève dans les coulisses. ■
1 L’œuvre au noir, Youri Deschamps, revue Eclipses n°44, Jean Pierre-Melville, de Solitude et de Nuit.
2 Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville, Rui Nogueira, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma.
3 L’oiseau noir et blanc, Christian Delage, revue Vertigo n°19, Animal.
4 La rhétorique des barreaux est, à vrai dire, une récurrence dans le polar melvillien (voir entre autres Le doulos ou Le cercle rouge).
5 L’invention d’un film gris, Estelle Bayon, revue Eclipses n°44, Jean Pierre-Melville, de Solitude et de Nuit.