Benny’s video, de Michael Haneke (1992)
L’œil jugé coupable
Deuxième volet de la trilogie. Plus glaciale, plus terrifiant encore, non seulement parce que Benny’s video prolonge la défiguration émotionnelle du Septième Continent mais, aussi et surtout, parce qu’il fait glisser le spectateur sur un autre terrain, un autre gouffre. Celui du métadiscours, celui qui met le spectateur en position critique. Ici, ce n’est plus l’image qui est dépositaire d’un aveu d’aliénation1 mais c’est le spectateur dans son rapport à l’image. Benny’s video s’inscrit sans aucun doute comme le plus théorique des films du réalisateur.
La substance critique du film pourrait se suffire à son dispositif de départ. Il s’agit d’une vidéo, réalisée par Benny (Arno Frisch), qui enregistre l’abattage d’un cochon. Bien que la scène soit choquante, elle ne montre rien d’autre qu’un rituel fermier, évènement pleinement légitime somme toute. Mais la perversion transparaît dès lors que la vidéo subit un retour en arrière et une lecture au ralenti de la mort de l’animal. La critique investie par le dispositif liminaire du film est patent : la perversion ne réside pas dans l’image mais dans l’œil du spectateur.
La suite du film se déploie selon un processus de déconstruction de cette vidéo qui, éclatée, va réapparaître sous la forme de fragments isolés. L’intrigue va de cette manière re-construire par métonymies la vidéo. Les flocons qui apparaissent lors de l’abattage est repris variablement par la neige de l’écran. Les deux corps croulent aussi brutalement, les cris agonisants de la fille résonnent cruellement comme ceux du cochon. Le sang s’évide du crâne, pareillement au cochon, épongé d’ailleurs comme le lait renversé sur le carrelage.
Le procédé singulier de la reprise (déjà ostensiblement à l’œuvre dans Le Septième Continent) annonce le caractère malléable de l’image. La manipulation de la vidéo rend jouable la réalité. Le retour en arrière est une invitation à jouer avec la mort, à rendre possible le fantasme du retour à la vie. Néanmoins, la reprise n’est pas uniquement à l’œuvre sous l’œil de Benny. Plus qu’un motif structurant comme dans le premier film du réalisateur, elle prend place en tant que dispositif. Car l’objet du film n’est pas tant une condamnation du sujet (Benny) qu’une confrontation du spectateur aux images manipulables et manipulantes (réflexion ultérieurement prolongée par Funny Games). Le film développe une force binaire, intradiégétique et extradiégétique (dans le film et en dehors du film) : la vidéo et l’œil de Benny, le film et l’œil du spectateur. Le but étant d’inciter le spectateur à voir de ses propres yeux, et ce, en le mettant, à son insu, en position de regardeur actif.
Pour Haneke, « le film doit être terminé sur l’écran, pas dans la tête du spectateur »2. Il veut « amener le spectateur à donner son propre sentiment, pas celui que voudrait lui imposer l’écran »2. La construction de ses personnages représente une rupture avec la typologie classique des caractères, ce sont des surfaces vierges, vidés de toute expressivité (fidèles aux « modèles » bressoniens) qui forcent non pas l’identification (il faudrait alors être pervers) mais la projection de son propre sentiment (mécanisme inconscient de substitution). C’est pourquoi les prénoms Georg et Anna sont recyclés invariablement dans tous les films du réalisateur.
L’œil impassible de Benny devant son geste meurtrier insane, le sang-froid physique des parents face au crime de leur fils semblent réclamer une participation singulière de la part du spectateur, comme pour combler une absence, comme pour soulager une révolte intérieure (la monstruosité saillante du père qui pèse calmement le pour et le contre d’une dénonciation de Benny à la police, basculant définitivement sa réflexion dans le contre par « il n’y a réellement rien de mieux pou soigner son image de marque »). Selon l’expression même du réalisateur les personnages doivent être des « écrans de projection » qui s’efforcent de rompre le statut de spectateur passif auquel celui-ci est tant habitué.
D’où un « cinéma-autopsie ». Non seulement parce qu’il ausculte, en cinéaste légiste qu’il est, par sa mise en scène viscérale, la société [occidentale]. Mais aussi et surtout par le déploiement de son dispositif, à entendre étymologiquement : « ce qu’on a vu de ses yeux ». Benny’s video ou la video de Benny vu par le spectateur. Idée clairement explicitée dès le début : la vidéo du cochon est en plein écran, autrement dit, sous l’œil du spectateur. Puis, le générique enclenché, la neige de l’écran marque la fin de la vidéo, le début de la fiction.
La fiction, qui est la reconstitution d’un fait divers (manière évidente de cautionner le propos), met en scène la vie, l’œil d’un ado. Benny ne voit le monde qu’à travers l’objectif de sa caméra. Les fenêtres occultées en permanence par les stores, la chambre de l’ado, fils d’une famille autrichienne bourgeoise, est un espace quasi-opaque aussi asphyxiant qu’une cellule pénitentiaire, aussi froid (murs et draps bleus, équipement vidéo envahissant) qu’une chambre hospitalière. De ce lieu retranché, une caméra donne sur la rue et l’écran recrée le dehors. Le médium filtre le réel, met à distance l’œil. Le début du film (la soirée imprévue de la sœur) alterne image numérique médiocre (caméscope de Benny) et pellicule. La logique du dispositif est encore manifeste : Le film emboîte deux regards (l’œil de Benny, l’œil du spectateur). Chacun voit le réel au travers d’un écran. Manière (théorisante) pour Haneke de faire de son film un objet prophylactique sur le danger de l’image, en ce qu’elle incarne une vérité physique intangible. « Contrairement aux autres arts, littéraires ou picturaux, le cinéma demeure le seul encore pris dans une problématique fasciste de la toute puissance et de la fascination de l’image, le seul qui, massivement, refuse d’intégrer en lui-même une lecture critique. Cela, j’ai voulu le montrer calmement, objectivement, à partir de cas concrets », déclare le réalisateur allemand3. Autrement dit, l’image est par essence objet de fiction, nécessairement subjective, et, nécessite comme toute forme d’expression artistique une lecture autocritique.
Haneke veut ici rendre compte de l’artefact de son film en faisant de l’image un moyen de distanciation. L’emboîtement des deux regards suppose une prise de recul de l’un sur l’autre. La mise en abyme du film dans le film, de l’écran dans l’écran vise à dédoubler la fiction.
La scène d’homicide se déroule devant la caméra de Benny. Le corps de la fille suite à la détonation tombe hors-champ et passe ainsi dans l’écran diégétique. On voit seulement les allées et venues de Benny qui s’agite, suppliant la fille d’arrêter de hurler. Puis deux nouvelles détonations se font entendre. On ne voit pas, on n’entend seulement. Comme le dira Haneke à propos du film « l’image est la distanciation, le son est la manipulation »4 (discours purement bressonien). L’image est là pour rappeler son artefact (la plénitude bleutée de l’image sert selon le réalisateur à provoquer cette distanciation). Jacques Aumont qui rapproche le film manifeste d’Egoyan, Family Viewing (1987), à Benny’s video parle d’un « stigma de la vidéo – la trame, la couleur sale et indéfinissable ». Le dispositif de la vidéo domestique a de particulier ceci : « l’image, à partir du double de moi et du monde que fabrique la vidéo, ce n’est plus tant un point de vue (un système cadrage-distance) : c’est une matière (un grain, une neige) et un temps – ou mieux, une matière-temps »5.
Le dispositif du double écran jalonne le film : vitrine du vidéoclub devant laquelle vont se rencontrer les deux ados (à l’inverse on voit mais on n’entend pas), la vitrine d’un magasin puis celle du coiffeur ou encore celle du poste téléphonique en Egypte d’où appelle la mère. Les écrans diégétiques, les vitrines ou les miroirs sont autant d’écrans scopiques qui rappellent le voyeurisme du spectateur, de son plaisir à voir derrière un écran, sa pulsion scopique. Mais encore de l’effet de déréalisation, de la distanciation pernicieuse avec le réel qu’instaure l’écran. Benny semble incarner les deux, à la fois un déphasage et à la fois le plaisir pervers de son œil (il re-visionne la vidéo de la fille de la même façon qu’avec celle du cochon). C’est pourquoi le meurtre demeure ambigu : accident ou non ? Et comme lorsqu’il entre à la fin dans la salle de bain de la chambre d’hôtel pour filmer caméra à l’épaule sa mère en train d’uriner, son geste requiert-il une perversion ou un déphasage ?
Benny représente le rapport équivoque que l’homme moderne entretient avec les images, l’œil sécurisé par le confort de l’écran. La réalité n’existe pour l’ado que comme image consommable. La déréalisation de Benny procède d’une consommation obsessionnelle des images. L’horreur survient lorsqu’il ne se contente plus de posséder la réalité en images, il veut y participer, y devenir acteur. Le procédé de déconstruction de la vidéo du cochon (déplacement par la reprise de l’image dans le réel) traduit le désir chez Benny de « voir comment ça fait » (confesse-t-il stoïquement à son père) de tuer.
Sa caméra qu’il tend comme un miroir démasque une masturbation, un culte de l’image de soi (après l’homicide ou sur la plage en Egypte, il se filme seul face à la caméra en plan rapproché ; sa mère lui dit d’ailleurs quand elle se met à filmer « sors du champ au moins »). De même qu’il exhibe sur son tee-shirt une photo de lui qu’il a fait imprimer sur le tissu. Marquer, graver la matière (pellicule, tee-shirt) de son image.
Les jambes croisées, nu face à sa caméra, il répand le sang de la fille sur son corps comme si devenir l’acteur de sa caméra témoignait d’une autosatisfaction masturbatoire, d’un autoérotisme (il ne montre à aucun moment une attirance envers la jeune fille). Son comportement va ressembler alors à un rituel : il va se tondre les cheveux. L’acte s’apparente à une forme d’autopunition, de sacrifice purificatoire (qui n’est pas sans rappeler celui de la libération de la Deuxième Guerre Mondiale) ; peut-être une façon de faire un mea culpa publique (il devient le prisonnier de sa chambre-cellule). Et même une lueur de rédemption tendrait à sourdre le temps d’un instant lorsque l’ado s’attarde étrangement devant une messe chrétienne à la télévision (image d’une église, de la longue musique –off d’un orgue).
Pour autant la scène finale, son auto-dénonciation à la police, oriente d’avantage Benny vers la recherche d’une reconnaissance. Car, à rebours de ses parents qui, avec ce voyage en Egypte, optent pour la fuite, Benny cherche sinon à exhiber à révéler son crime (après avoir hésité à raconter l’histoire à son camarade, conservant péniblement le secret, il décide de montrer avec un naturel déconcertant la vidéo à ses parents).
Le voyage en Egypte n’est-il pas également une fuite vers un monde en couleurs (l’image froidement bleutée de la société autrichienne, plongée en l’occurrence en hiver, s’oppose au sable doré et à la chaleur de l’Egypte) ? Fuir non plus par le suicide comme dans Le Septième Continent, mais fuir physiquement, vers un autre continent, loin du matérialisme occidental. Les fissures du film précédent réapparaissent avec ces gros plans significatifs sur de l’argent échangé contre la location d’une vidéo, le repas d’un fast-food. Ou encore la création spéculative de richesses du jeu de l’avion que va ensuite reproduire Benny avec ses camarades. Le film qui s’achève sur l’auto-dénonciation de Benny à la police, donne sens aux plans précédents : l’esprit de Benny est autant impénétrable que le sont les mystères de l’Egypte (plans sur une fresque de hiéroglyphes).
Le dispositif scopique du film forme une boucle (écran diégétique au début, écran de surveillance à la fin) rappelant la force critique de départ : l’œil, celui même du père qui regarde la caméra de surveillance, est le coupable ; l’œil du spectateur, celui même qui regarde l’écran de surveillance, est le juge. ■
1 Dans le film précédent de Haneke, Le Septième continent (1989), c’était l’image, ou plus précisément la mise en scène, qui instituait le statut aliénant des « personnages-automates ».
2 L'oeil de Benny, Camille Nevers, Cahiers du Cinéma n°466.
3 Cinémas d'Europe, Antoine de Baecque, Cahiers du Cinéma n°457.
4 Propos recueillis lors d’un entretien avec Serge Toubiana, réalisé pour les bonus du DVD.
5 Spéculations, Jacques Aumont, Cinéma 02, automne 2001.