Le Septième Continent, de Michael Haneke (1989)

Publié le par christophe Deschamps

La mort de l’œil



      Le Septième Continent est le premier long métrage du réalisateur autrichien, Michael Haneke. Première mouture également d’une trilogie dont le fil d’Ariane serait de sa propre bouche « la glaciation émotionnelle » (emotionale vergletscherung). Autre pierre angulaire des trois films (les deux autres étant Benny’s video et 71 fragments d’une chronologie du hasard) : le fait divers. En réalité, la dynamique connexe à ses trois films dépassera le cadre bien tracé de la trilogie puisque le réalisateur déploiera dans ses films suivants la même froideur qui lui est désormais si caractéristique. Refusant toute sentimentalité, tout psychologisme encombrant, les films de Haneke relèvent de l’exercice théorique (ce qui explique les limites de sa popularité). Désert émotionnel, processus classique d’identification impossible. L’acte cinématographique revêt la forme d’un geste clinique, net et tranchant.

 

L’exercice de Septième Continent demeure simple : fragmenter le quotidien d’un couple en une multitude de gestes, conformément à la pensée de Haneke « la vie est une somme de gestes répétitifs »1. Le film est découpé en trois années, en trois chapitres, mettant en scène chacun une journée. Mettre en image un processus rigoureux dans les deux premiers chapitres (le réveil sonne, se lever, se laver les dents, déjeuner, s’habiller, partir au travail…) auquel chacun est une itération visuelle de l’autre (l’action devient  un rituel) et où la construction de chacun s’opère par un découpage plan/geste. Puis des fissures, programmatrices du chapitre à venir, surgissent : Eva prétend être devenue aveugle, les larmes du frère d’Anna puis les siennes. Mettre en scène l’expérience d’une décomposition, d’un système qui se délite par micro-fêlures. L’histoire d’un mal contemporain que l’on s’est accoutumé à nommer le conformisme. L’art, à l’aube de la modernité, en a fait l’orientation-mère de sa guerre sainte. Haneke, lui, y entrevoit une robotisation de l’homme à l’image d’un post-fordisme qui le contaminerait jusqu’à s’immiscer dans sa chaumière (illustrer parfaitement par la frénésie mécanique des doigts d’une caissière qui courent sur les touches).

Tandis que le plan-geste, comme fragment isolé, dé-compose le personnage, la séquence-gestes re-compose celui-ci et y réhabilite du sens. Mais c’est le protocole par son découpage lapidaire2, morcelant les plans aussi précisément que le boucher avec ses tranches de viande (voire la scène du supermarché) qui évide radicalement le personnage d’une quelconque aura. De sorte que les trois personnages-acteurs, qui étêtés, réduits devant la caméra à la production d’un mouvement (gros plans sur les mains), apparaissent comme les sujets d’une expérience cinématographique.

 

La glaciation tentaculaire totalise l’architectonique du film. La mise en scène non seulement. Comme mise en situation d’acteurs (jeu a-dramatique, d’une inexpressivité bressonienne). Comme mise en espace, uniment aseptisé, dévoré par un blanc médical (entreprise de Georg, cabinet d’Anna, l’école d’Eva avec ses néons aveuglants, la maison familiale avec sa salle de bain et sa baignoire immaculée sur le rebord de laquelle Georg lace incessamment ses chaussures, les portes, les rideaux, les murs, la clôture du jardin ou encore la porte du garage). Mais aussi le son. Aucune musique -off, seulement des sons -in, souvent disgracieux, brutalement insérés à l’écran (la porte de garage qui claque, la cruelle gifle de la mère, la musique que Georg baisse comme pour mieux entendre les pleurs du frère d’Anna, les cris d’Eva devant ses poissons…) qui participent d’un malaise.

Georg, Anna et Eva composent la figure archétypale de la trinité (le mari, la femme et l’enfant) morte prématurément d’un quotidien rigidement réglé (aucune échappatoire dans le film au schéma : travailler, manger, dormir). Famille confortable appartenant à la middle classe autrichienne, ne manquant de rien, même pas de satisfaction sexuelle. Ce confort en question loge, semble-t-il, le point névralgique d’un tel aveuglement. La conclusion de la lettre adressée aux grands-parents est sans appel : « notre situation matérielle est vraiment excellente. Voilà que reste-t-il à raconter ? ». Idée qui sera confirmée un peu plus loin visuellement par deux gros plans insistants sur des schillings qui défilent (écran de la caisse au supermarché puis celui de la pompe à essence) comme s’ils étaient des tentatives d’explication. Notons également la destruction en temps réel (n’est-ce pas le plan le plus long du film ?) de l’argent de la famille dans la cuvette des toilettes. A en croire les dires du réalisateur3, le film semble à ce moment conforter son propos à travers la réaction même du public lors de la projection.

D’où l’importance de la voiture dans le film qui est le symbole par excellence d’une consommation obsessionnelle. La voiture est un peu considérée comme un personnage, occupant une place privilégiée dans la famille. Le premier plan décline l’identité de la voiture (gros plan sur la plaque d’immatriculation) comme le ferait naturellement un film avec ses personnages. Dans chaque partie, la famille conduit la voiture au nettoyage de la même façon qu’ils effectueraient la toilette de leur enfant. Soigner, polir l’extériorité des choses ; une vie en apparence impeccable. Le film débute par un découpage rigoureux des différentes parties du véhicule (phare, roue, pare-brise…), la fractionnant de la manière que les gestes des personnages où chaque partie renvoie moins par métonymie à un ensemble qu’à une fonction utilitaire précise (chaque geste du personnage renvoie à une action bien définie dans son quotidien). C’est pourquoi, et tout aussi symboliquement, le processus de destruction dans le chapitre final s’amorce en premier lieu avec l’abandon à la casse de la voiture familiale.

 

On peut envisager le film, dans son schème comme dans son unité, comme un acte chirurgical, froidement réglé, fouillant, explorant, triturant, tel un scalpel, la chair d’une famille jusque dans son intimité. Le premier chapitre serait alors un premier examen médical. Un premier symptôme se manifeste : Eva, refusant d’ouvrir les yeux à sa maîtresse, prétend être devenue aveugle. Une façon d’attirer l’attention de sa mère dont le métier est de soigner les yeux des gens. Pourtant la seule personne qu’elle n’a jamais vraiment pris l’attention de regarder c’est bien sa fille. Pire, Anna s’avère cruelle, démasquant le mensonge par un autre mensonge. « Je ne te ferais rien, dis-le moi », rassure-t-elle insidieusement, puis la confession faite, une claque insupportable frappe la joue de l’enfant.

Le deuxième symptôme est les larmes du frère D’Anna, sanglotant soudainement lors d’un repas de famille dans lequel d’ailleurs l’ingurgitation des aliments s’apparente à une mécanique répugnante.

Le deuxième chapitre s’ouvre et un deuxième examen médical est réitéré un an plus tard. Un nouveau symptôme surgit : Anna à son tour se larmoie brusquement au moment où les rouleaux de nettoyage s’activent sur le toit de la voiture. Une sorte de crise purement physique, d’angoisse claustrophobique qui résonne comme une prise de conscience décisive pour le drame à venir.

 

Commence alors le troisième et ultime chapitre. L’heure n’est plus à l’examen mais à la guérison. Le couple semble avoir localiser le mal qui les ronge, cette maladie moderne qui consume l’âme humaine : le confort(-misme). La solution optée sera la fuite. On croit comprendre d’abord, retirant tout leur avoir bancaire, qu’ils s’exilent pour l’Australie en quête d’une vie meilleure. Voilà le sens de cette affiche, se dit-on. « Welcome to Australie » est une affiche publicitaire qui s’avère le leitmotiv du film, (voir l'image ci-dessous) ponctuant les interstices séquentiels. Elle est aperçue dans un premier temps accolée sur un mur, lieu où passent nécessairement Georg et Anna après avoir nettoyer la voiture. L’affiche cadrée en plein écran dévoile un montage en trois images, ajointant des montagnes en arrière-plan, une mer et une plage désertique sur le bord de laquelle se brisent les vagues (image que semble reproduire Eva dans son bol lorsqu’elle mange ses céréales). Deux rochers couchés en premier plan évoquent vaguement deux monolithes sépulcraux, deux cadavres fossilisés (le deuxième rappelant par sa forme la victime de l’accident, emmaillotée en position de fœtus, sur le bord de la route). Puis l’affiche fait de multiples apparitions qui ne seront plus alors de l’ordre d’une image fixe : les vagues se muent et se déversent sur le littéral sableux (appuyé sur le plan sonore par le bruit de la houle). L’image fixe s’est transmuée en une image mentale, intériorisée par le couple, devenant à leurs yeux la possible réification d’un ailleurs ; l’Australie ou l’Autre (Autr)iche [l’Autre Osterreich], le septième continent ou plutôt l’échappatoire à une monstruosité invisible. L’image par son aura funèbre (le calme angoissant du trépas) annonce d’ores et déjà une fuite vers un ailleurs mortifère.  Hypothèse confirmée par les curieux achats de Georg (haches, tronçonneuses). Après avoir vendu la voiture, Georg et Eva rentrent à la maison (traversant une rue fantomatique) puis la famille se claquemure définitivement derrière ses murs (fermeture des stores, des portes). Un dernier repas, opulent (la scène de l’épicerie prouve la récurrence d’une convention selon laquelle bien manger rime nécessairement avec occasion, justification), Eva sourit, ses parents aussi. Enfin heureux à l’orée de leur libération. Les outils sont méticuleusement confectionnés, le  processus de destruction peut commencer. Vêtements lacérés, disques et photos découpés, meubles saccagés puis l’aquarium à son tour est explosé. A la vue des poissons tressautant au sol dans un moment d’agonie Eva se met à hurler, éplorée, bouleversée (« la mort des poissons marque la mort intérieure de la petite fille »1).

Puis la famille grave quelques mots sur le mur à la manière d’un acte de décès, se prépare au suicide, affalée dans le canapé, les corps figés dans l’ombre, les visages zombiesques hypnotisés devant la télévision. Leur acte destructeur n’est en aucun cas libérateur puisqu’il reproduit la même rigueur rigide (et ce explicité par le montage) que leur vie étriquée. La violence parce qu’elle reprend la disposition d’un protocole devient autodestructrice ; ainsi la mort familiale trace non pas les traits d’un apaisement mais d’une affliction terminale.

 

La neige de l’écran cathodique annonce symboliquement la mort de la famille et marque en même temps la fin du film par la mort de l’image.  Benny’s video n’est alors pas très loin. On peut également supposer une fermentation du cinéma-autopsie à venir du réalisateur autrichien. On peut en effet repérer aisément quelques traces isolées de la réflexion critique sur l’image si chère à Haneke, suspendue alors à l’état d’ébauche. L’œil de la famille (le métier d’Anna est à ce titre hautement significatif) n’est pas moins épargné que celui des personnages ultérieurs. Le conformisme est cette situation de passivité au monde et l’œil en est le témoin physique. Ouvrir les yeux au monde c’est vivre, les fermer est une façon pour Eva de mourir. Mais ouvrir les yeux sans rien voir est en quelque sorte une agonie mentale et c’est celle même qui ronge la famille du Septième Continent. Et si la scène du car wash (déjà à l’œuvre à l’ouverture du film) est un symptôme clef ce n’est pas un hasard. Moment où Anna prend conscience de sa passivité. Le pare-brise, filmé à l’arrière, de la voiture, s’impose comme une salle de projection devant laquelle Georg et Anna seraient les deux spectateurs passifs plongés dans le noir (voir l'image ci-dessous). Idée esquissée au préalable par les corps légumisés et les visages d’une pâleur spectrale de Georg, d’Anna et de son frère devant l’écran hypnotique d’une télévision. Les longues fermetures au noir qui ponctuent le film présupposent un aveuglement en devenir. Alors que Eva l’a compris lorsqu’elle dit à sa maîtresse « je ne vois plus rien », sa mère se méprend à chercher au mauvais endroit en auscultant l’iris de ses patients ; la maladie est ailleurs, invisible. En pleine nuit, Georg allume dans un mouvement de panique la lumière comme pour rompre l’angoisse à l’idée d’être devenu aveugle (Eva aussi a peur de dormir dans le noir).

C’est pourquoi la mort physique de la famille se fait logiquement devant une télévision, ultime vestige, trace indéniable d’une aliénation oculaire. L’écran est brouillé, il n’y a plus rien à voir, l’œil est mort.

 

 

1 Propos recueillis lors d’un entretien avec Serge Toubiana, réalisé pour les bonus du DVD.

2 Le procédé rappelle le début de Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick et son montage à la chaîne d’images de soldats en train de se faire tondre les cheveux, comme on prépare des moutons à combattre.

3 « Il y a deux scènes où les gens hurlent. Celle de l’aquarium et celle de l’argent. Cette dernière était la scène-clef des protestations. L’argent reste un tabou, bien plus choquant que la mort. » Entretien avec Serge Toubiana.

 

 

 

 

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P
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