Dead zone, de David Cronenberg (1984)
Le démiurge fou (pléonasme ?)
« Ici, dans le champ tu rêve tu es chez toi ! », Lacan
Texte basé en partie sur le travail fertile de Daniel Weyl sur la symbolique du film.
Dead Zone se déprend, avec Scanners (1981) et Videodrome (1984), de la médiocrité de ses premiers films que l’on pourrait qualifier sans trop de mépris de films d’horreur de série B. « Cronenberg est de cet intellectuel qui a appris son métier « sur le tas », parce qu’il avait quelque chose à dire : « le fond est d’abord passé avant la forme », disait très justement Charles Tesson1. Les mutations et les excroissances corporelles si chères au cinéaste canadien sont ici délaissées en imposant Dead ZoneDead Zone se greffe derechef, et ce discrètement, au cinéma organique de Cronenberg – ou pour reprendre l’expression de Serge Grünberg2 de cinéma « viscéral » – car il traduit bel et bien de nouveau la contamination du corps humain ; la main comme organe déréglé-déréglant. d’avantage comme un drame psychologique à tendance fantastique que comme un film d’horreur. Le gore est réduit à une amorce lapidaire (lorsque le serial killer s’empale sur les ciseaux). Et pourtant
La mutation n’est plus ici vouée au spectacle de la chair mais à l’humain mis en spectacle, à la réponse de l’âme au corps brusquement dérangé. La métamorphose du héros s’opère dans la fluidité de la narration et dans la lisibilité de la vraisemblance. S’extirpant d’un coma de cinq ans, John Smith (Christopher Walken) va découvrir amèrement les possibilités nouvelles de son corps auxquelles il devra se soumettre. Un corps-machine qui vieillit deux fois, doublement victime de la loi physique du temps, subissant à la fois sa propre décrépitude et celle des autres. « Dans The Dead Zone, l’organe est à la fois la main et le temps, ou plutôt l’image du temps ! Car le temps n’est-il pas, jusque dans ses paradoxes (souvent utilisés dans la science-fiction), le champ privilégié de l’esprit ? La main veut saisir le temps, et le corps dépérit de la vision du temps que la main lui procure, comme en un court-circuit »2.
Dead Zone c’est l’histoire d’un accident (sous-titre du film) qui bouleverse brutalement la vie d’un homme ; un accident qui le tue et le ressuscite cinq ans plus tard. Un accident qui permet également de faire d’un homme ordinaire un homme exceptionnel. Quoi que de plus banal qu’un homme qui se nomme John Smith aux Etats-Unis ? Le nom à lui seul suffit de faire du personnage le parangon du quidam. L’accident va rompre contre sa volonté l’anonymat qu’il chérissait tant, cette première vie où il s’employait à être un sympathique professeur venu le soir de l’accident demandé sa fiancée en mariage. Au seuil d’un bonheur palpable, tout s’écroule et tout recommence cinq ans plus tard.
D’abord plongé dans un coma inexpugnable, la tête bandée en monstre de Frankenstein (Smith, exclu socialement comme le monstre de Shelley, deviendra la créature des foules), il ouvre les yeux quelques années plus tard, niché dans un lit d’hôpital et mue curieusement ses bras à l’image d’un automate. Sa démarche robotique témoigne de la reconnexion difficile avec son corps. Sa métamorphose physique est saisissante dès son réveil à la clinique : le visage blafard (une lumière blanche y est en permanence projetée) les cheveux hérissés (il avait au début les cheveux plaqués), la disparition de ses lunettes qui laisse percevoir ses yeux globuleux et sa dentition si atypique. Smith est revenu à la vie mais c’est désormais un mort vivant qui déambule maladroitement dans le monde terrestre. Et pourtant sa pâleur cadavérique et son faciès macabre (ce qui a fait de lui un personnage privilégié de l’univers burtonien) ne parviennent pas à faire de Smith un être terrifiant mais bien au contraire un homme indiscutablement magnanime et rassurant (grâce en grande partie à son sourire angélique).
Déjà mort à peine le film commencé, John Smith va naître une deuxième fois. Dans un article récent, Jean-Pierre Rehm revient sur la force de ce parcours initiatique. " Le héros de Dead Zone cauchemardait au nom de l'enfance : victime d'un accident de la route plus que symbolique, c'est le choc d'un camion de lait qui le plonge dans le coma, état prénatal pendant 5 ans. A son réveil, seconde naissance, frappé d'hallucinations, il se fait des films au nom de l'innocence, sauvant une petite fille, un garçonnet, interrompant les activités d'un tueur d'adolescentes [...] Mais un motif plus décisif commandait l'avancée : Christopher Walken s'extrayait progressivement du cercle affectif, forcé d'abandonner son amour d'abord, puis sa famille et son village enfin, pour intervenir, à son corps défendant, à l'intérieur du cercle des affaires publiques, au moment des élections présidentielles, afin de mieux protéger en retour le cercle initial "3.
Tout laisse à croire qu’il est revenu d’un quelconque au-delà (le physique spectral de John évoque la symbolique du squelette comme détenteur du savoir de l’au-delà), missionné par une force obscure, par une divinité incertaine. Cronenberg déploie plusieurs pistes balisées tout au long du film ; celle du prophète et du sorcier, celle de Dieu et du surnaturel. La mère de Smith clame que « c’est un miracle » et que « c’est notre seigneur qui t’a délivré de ta léthargie ». John claudique à grands pas étayé sur sa canne qui n’est pas sans rappeler la démarche du prophète et de sa crosse biblique. A noter la récitation de l’enfant qui répète à deux reprises le mot « prophète ». John se retrouve au centre d’un temple antique (le kiosque et sa clé de voûte arachnéenne), un Tirésias ou un Cassandre moderne dont on attend impatiemment l’oracle. Reste la scène la plus riche visuellement du film dans laquelle John tente de provoquer son don à l’intérieur d’un tunnel marqué par une nouvelle victime. La mise en scène parvient à créer l’illusion d’une vaste toile d’araignée dans la profondeur de champ du tunnel au milieu de laquelle les yeux de la bête sont figurés par les phares d’une voiture à l’entrée. Au compte des différents sens du symbole (l’araignée, maîtresse du destin qui tisse son fil comme on trace une destinée) l’araignée semble d’avantage s’imposer comme un obstacle, une épreuve (la toile comme symbolique du voile des illusions) ; celle même qui contraint John à échouer4 (voir l'image ci-dessous).
Et puis l’allusion biblique si évidente s’essouffle devant l’aura singulier de John qui, vêtu le plus souvent d’une robe de chambre rayée, ressemble plus à un sorcier qu’à un messager divin, dépassé par ses pouvoirs. Daniel Weyl suggère d’ailleurs un trompe-œil intéressant : lorsque la caméra s’avance vers le portail de la clinique, ne croit-on pas lire « wizard » (sorcier en anglais) jusqu’à ce que le travelling avant dévoile « Weisak clinic » ? La clinique puis la maison de John sont deux imposantes demeures gothiques, presque des tombeaux (à l’entrée de la maison de John figurent deux croix vertes, symbole séculaire des remèdes à base de plantes vertes).
Prophète ou sorcier, John possède le don souverain d’infléchir l’avenir (ses visions pénètrent autant le passé que le futur). Ce pouvoir qui s’enclenche malgré lui, par la banalité d’une poignée de main, condamne John à la solitude (créature de foire, ostracisme). John comprend peu à peu qu’il a un rôle à jouer, qu’il doit mettre à profit son don au service d’abord d’autrui, puis de l’humanité. Smith est un ange sacrifié (ce qu’il comprendra à la fin du film) qui pénètre dans un monde enténébré afin d’y chasser les démons (Todd et sa mère, Stillson). La mère de Todd ouvre grand la gueule à l’arrivée de John, prête à le mordre (« vous-êtes le diable, un démon ! », vociféra-t-elle) et la tunique noire du fils qui l’apparente à un vampire.
La colère divine (l’orage qui éclate à quelques instants de sa mort) s’abat et sacrifie une brebis, John. Filmé au début dans l’arrière plan d’une classe (écrasé par sa banalité), il emplira ensuite l’écran par de fréquents cadrages en contre-plongée, monumentalisant le personnage comme un atlante qui porte [le sort de] la terre sur ses épaules. Devenu désormais un homme exceptionnel, traînant son aura écrasante, il monopolise l’espace et foule lourdement la neige avec sa canne.
La volonté d’universaliser l’histoire (aucun lieu, aucune date) évoque un récit biblique et plus encore la fin du monde. Greg Stillson (Martin Sheen) joue d’ailleurs le rôle d’un missionnaire démoniaque ; « il faut que j’accomplisse ma destinée » dit-il après avoir confesser qu’il eut sa révélation en pleine nuit. Stillson est d’ailleurs explicitement comparé à Hitler, tous les deux meneurs de foule, tous les deux morts d’un suicide à l’aide d’un révolver. Le combat qui oppose Smith à Stillson reproduit d’une certaine manière le schéma biblique de l’ange sauveur contre l’ange exterminateur. John après avoir accomplit sa mission, lâche un « adieu » en guise d’épitaphe (à Sarah, à l’humanité) et meurt, apaisé ad vitam aeterna.
La froideur esthétique qui gouverne l’œuvre de Cronenberg sert ici l’ombre mortuaire qui plane sur le monde (et non plus la froideur d’un « monde technologisé »). D’où le titre du film à entendre stricto sensu ; Dead Zone comme espace mort. La zone morte ne désigne pas, à mon sens, uniquement le coma de John, ce trou noir de 5 ans. Mais plutôt le monde, ou pour être précis une zone (le scénario se refuse toute localisation spatio-temporelle) dans lequel il se réveille. En réalité, John est mort depuis le début, depuis cet accident et c’est bel et bien un zombie qui rouvre les yeux. Et on peut aller jusqu’à supposer que le monde serait à l’image de John : mort, spectral, zombiesque. John entretient un rapport complexe au monde, il en est, en quelque sorte, le parasite. Ses visions dérèglent, court-circuitent le monde. Mais, comme le souligne S. Grünberg, « pour Johnny, ce sont « les autres » qui le poussent à voir des horreurs (incendie, meurtres, noyades d’enfant, catastrophe nucléaire), ce sont « les autres » qui le poussent à assassiner ce politicien censément dangereux pour la survie de l’humanité. Il décide d’ailleurs (il choisit) d’agir après avoir réalisé son rêve (coucher avec cette femme, ce que son puritanisme lui interdisait) ; peut être donc, nous suggère Cronenberg, la consommation de l’acte de chair (son corps « normal » fonctionnant enfin) et la consommation du meurtre (son corps « voyant » fonctionnant volontairement), ces deux rêves n’en font-ils qu’un ; peut être même sont-ils liés par la même logique irrationnelle où le fonctionnement sexuel serait nécessairement lié au meurtre salvateur »2.
Cette supposition amène à reconsidérer le film, à dévier vers une autre piste. Cronenberg le premier nous y oblige : « si l’on conçoit le film comme raconté du point de vue de Johnny, ce qu’il est en fait, on ne peut pas être sûr qu’il n’est pas un autre cinglé qui dit avoir vu l’avenir et savoir ce qui doit être accompli. De ce point de vue, The Dead Zone est moralement…ambigu… »5. Que nous fait dire que les visions de John sont vraies ? Pourquoi ne pas les envisager comme de purs délires ? L’hypothèse est d’autant plus sérieuse qu’une telle lecture s’applique à une partie de son œuvre. Car d’après Serge Grünberg, il est possible d’analyser tous les films de Cronenberg comme des récitsFestin Nu, VideodromeDead Zone). « Spider, comme les héros de Dead Zone, de Naked Lunch ou de Videodrome, est un personnage polymorphe pervers, un écrivain qui ne cesse de récrire son script, et c’est pourtant sur le récit d’un « fou » que nous devrons nous aussi retrouver notre route » et 2. John ne serait plus alors un prophète mais « un fou », « un cinglé » qui meurt de ses hallucinations. « Dans The Dead Zone, chaque séquence-prophétique s’avère non seulement une image de mort annoncée, mais aussi, pour le héros, la perte de son énergie vitale, la promesse de sa mort prochaine, comme si après le tunnel de cinq ans dans le coma (zone morte), il possédait une réserve d’images précisément mesurée, dont la dépense lui serait fatale »2.
Non seulement les visions mais le film entier serait le récit d’un délire psychotique, la confession d’un faux témoin. Le monde est vu par le héros-Narrateur. Et ce qu’il voit est une zone morte, floue, en sursis. D’où un rapprochement entre le héros et l’artiste : John Smith serait « l’archétype de l’artiste qui vit à la fois dans et hors de la société à cause de sa sensibilité, à cause de sa perception des choses »5. Le héros crée un monde à son image ; un Narrateur-Dieu en quelque sorte (l’Œuvre et l’Imago Deï). Pour Grünberg, il appert que le Dr Weisak apparaît aux yeux de John comme étant son vrai père, comme celui qui le fait re-naître (son père biologique est semble-t-il mis à l’écart, et c’est le Dr que John va solliciter avant de sceller son destin). D’où, à nouveau, le mythe de Frankenstein : créateur-créature.
Moins prophète qu’artiste, John voit le monde aussi follement qu’un démiurge. Le film n’étant alors autre que l’œuvre de sa folie. ■
1 Charles Tesson, Cahiers du Cinéma n°391.
2 Serge Grünberg, David Cronenberg, Cahiers du Cinéma, collection « Auteurs.
3 Home run, Jean-Pierre Rehm, Cahiers du Cinéma n°606.
4 Et puis, au bout de ce tunnel (de la mort ?), les deux phares de la voiture peuvent rappeler à d’autres ceux du camion criminel du début. Le visage spectral de John ne semble-t-il pas être obstinément éclairé par les phares incendiaires du poids lourd ?
5 L’Horreur intérieure, Editions du Cerf.