Le Dernier des fous, de Laurent Achard (2007)
Une enfance passée sous silence
" La peur, ô petit chasseur, la peur" est un vers écrit par le grand frère, arraché des cendres par le petit Martin et qui donne la rime au court-métrage multi-récompensé de Laurent Achard : La peur, petit chasseur. Pendant huit minutes, une caméra fixait, immobile, une maison et ses agitations en un seul plan. Dans Le dernier des fous, la grammaire est la même : plans géométriques, taillés dans le marbre et une paralysie de la caméra qui oblige le spectateur à observer, à attendre, à subir la mise en scène en quelque sorte. Au commencement des vacances, on s'accorde à suivre Martin jusqu'au carnage final. Partant d'un fait divers, Le dernier des fous élève, avec son dispositif implacable, le cinéma français au-delà de son naturalisme insipide. Les films de Laurent Achard se situent quelque part entre le banal et l'horreur. Dans l'intervalle, un vacillement imperceptible se fait chair (un vrombissement sonore à l'étage, un cri déchirant dans la nuit, une claque sur la joue du fils…). L'ami Jean Douchet – défendant le film en cavalier solitaire – évoquait, au sujet du cinéma "hypersensible" d'Achard, les sillons de Rossellini et de Ray1. Quitte à trouver des traces, j'évoquerais, de manière sure, le cinéma de Chantal Akerman et de Michael Haneke, dans ce travail de la durée, tirée vers l'épuisement.
Tout passe par le regard hagard du petit Martin (génial Julien Cochelin), enfant fragile qui balade sa silhouette fluette, entraperçu en slip, dans les couloirs d'une maison démesurée. L'enfant va subir, en silence, tout au long du film des traumatismes infimes. La demeure familiale assure la métaphore (symboliquement, la famille cherche à la vendre) puisque le monolithe endormi, filmé frontalement et le plus souvent de nuit, rappelle à chaque fois un silence pesant. Le dernier des fous ne consiste pas tant à dire que la famille soit folle mais que les adultes soient fous, monstrueusement fous. Ramené à la présence d'un témoin, Martin observe le monde à distance. Que ce soit à travers le trou d'une porte, la cavité d'un mur en pierre ou la trappe de la grange, le regard de l'enfant passe par un système de soustraction.
Il faut revoir la séquence initiale. Suivant la logique du générique, austère et silencieux, le film s'ouvre dans le noir, comme tiré de la nuit par la sonnerie agressive de l'école et les cris bruyants des enfants. Une alvéole creuse l'œil de Martin dans l'obscurité. A partir d'un minuscule trou bricolé dans la porte, un champ/contre-champ organise le rencontre entre l'enfant et l'adulte. Quelques plans plus tard, on retrouve l'enfant, derrière un grillage symbolique, vaguement carcéral. L'enfant observe la cour de l'école, étrangement calme et muette, balayée par le bruit de quelques branches. Plan monstrueusement banal comme il y en a tant dans le film qui fait montre d'une solitude inconsolable.
Les découvertes successives d'animaux morts guident la pulsion de mort croissante chez l'enfant. Que ce soit une belette qu'il faut achever à coup de hache, des poussins condamnés que Martin broie entre ses petites mains ou le chat domestique que Didier écrase au milieu d'une nuit agitée. Un insert sur la belette en putréfaction rappelle tout aussi métaphoriquement la décomposition irréversible de la famille. Sous le regard de l'enfant, la mise en scène multiplie les plans mortuaires. Le corps de la mère sectionnée par un fauteuil, à peine visible par ses pieds qui dépassent – voir comment les couleurs vertes et marrons de la pièce tirent le visage figé de la mère vers une expression cadavérique – un inconnu, épié par Martin dans les bois, qui se voit défigurer par les branches d'un arbre ou le corps étêté de Didier, debout dans sa chambre, le visage enfoncé dans les épaules (voir les images ci-dessous). Et il y a cette scène où Martin découvre sa mère au cours d'une de ces nuits bleutées, dramatisée par le son grondant d'un orage. La mère est allongée sur le dos, nue et immobile comme un cadavre (voir l'image ci-dessous). L'enfant la recouvre d'un drap blanc comme on habille d'un linceul la dépouille d'un proche.
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.Dans une de ces scènes, le regard cruel de la mère vers Martin, long et insoutenable, s'achève brutalement par le fracas d'un objet, aussi brutalement que la nuit fut ébranlée par le cri névrosé de la mère en pleine crise. Pour Achard, la circulation poétique passe fondamentalement par le son (leçon bressonienne). Dans la séquence finale, anthologique, c'est le son assourdissant d'un avion en vol qui cache le bruit des balles qui pleuvent. A partir du point de vue radical de l'enfant, le hors-champ se fait puissamment assassin.
Filmée comme une épiphanie meurtrière, la séquence s'ouvre gracieusement avec l'un des rares mouvements de caméra du film. Un travelling latéral accompagne le réveil solaire de la mère, vêtue d'un blanc virginal, avant de s'immobiliser devant l'arbuste planté par Didier (qui a symboliquement fait sa première fleur). Puis, la caméra recule et dirige les personnages qui avancent et s'effondrent, de manière absolument irréelle, comme de vulgaires figurines. Sous les yeux de l’enfant, le carnage n’est sans doute qu’un jeu ; les adultes chutent aussi faussement que Didier simula la mort, abattu par le revolver fictif de Martin dans la cuisine. Dans son mouvement, la caméra réunit, dans une composition géométrique, les trois corps articulés idéalement autour de l'arbuste (voir l'image ci-dessous). Une nature morte peut-être. ■
1 Le cadre de la peur, Jean Douchet, Cahiers du Cinéma n°625.