Les Promesses de l’ombre, de David Cronenberg (2007)

Publié le par christophe Deschamps

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Famille recomposée


 

        Prolongation évidente du film précédent, Les promesses de l’ombre reprend là où se suspendait A history of violence. La reconstitution fragile du cercle familial tracerait, dans ces derniers plans vaguement irrésolus, la ligne osseuse du film suivant. Pourrait-on dire une réécriture, une redistribution créative des rôles qui redéfinit ad infinitum l’identité d’un personnage. Il y a dans cette réinvestigation du même acteur (Viggo Mortensen) – presque de la même actrice, à en croire leur ressemblance physique (l’éventuelle indisponibilité de Maria Bello ?) – l’idée, malléable et élastique, que l’identité soit fondamentalement plurielle. L’usage jouissif de la réversibilité dessine les contours flous de l’homme cronenbergien, une sorte « d’homo biface »1, foncièrement altérable, à la fois ange et démon. L’ultime plan du film, où la caméra abandonne le nouveau monarque,  permet de reconsidérer les ambitions de Nikolaï, pourquoi pas douteuses. Peu de temps avant son sacre, un raccourci scorsesien dérobait la silhouette du personnage derrière une flamme luciférienne (voir l’image ci-dessous).

 

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A peine exprimée, la parenté entre les deux films vient pourtant de s’autoproclamer. Chacun s’achève sur la figure ambivalente du mâle qui réhabilite sa fonction de patriarche, restituée symboliquement autour de la table familiale. Les deux films suggèrent une recomposition de la famille pour qui la reconstruction doit se faire avec la monstruosité révélée du père. Dans Les Promesses de l’ombre, la famille, qui est symétriquement double (celle d’Anna et celle de Kirill), constitue le principe de gravitation du film. Autour d’un jeu essentiellement échoïque puisque la modeste table circulaire de la famille d’Anna (Naomi Watts), marquée par l’absence (la chaise vide), répond à la solitude du souverain, tour à tour Semyon (Armin Mueller-Sthal) puis Nikolaï, seul dans sa vaste salle de réception (voir les images ci-dessous).

 

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Le motif géométrique du triangle figure ainsi le cercle familial, la sacro-sainte famille aménagée par le chiffre trois (d’un côté la famille d’Anna, avec son oncle et sa mère et de l’autre celle de Semyon, avec ses deux « fils »). Sans parler du triangle improbable formé par Anna, Nikolaï et le nourrisson. Décrivant la séquence au bord de la Tamise, Jean-Luc Lacuve écrit : « Cronenberg a déjà fait de cette séquence un moment quasi shakespearien qui réconcilie l'enfant et le monstre, Kirill et Christina, le noir psychopathe et le bébé habillé de blanc. Le réalisateur prend ensuite grand soin d'établir une figure de triangle en penchant la tête brune de Nikolaï vers la tête blonde d'Anna avec le bébé au premier plan fermant le triangle dans un raccourci saisissant »2.

 

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Dans un retour de miroir, les deux familles se recomposent simultanément : l’oncle revient de son exil en même temps que Nikolaï se voit introniser souverain. Deux inserts isolés évoquent métaphoriquement une telle recomposition familiale (voir les images ci-dessous). Dans la cuisine du restaurant de Semyon, une coupe de fruits voit une de ses fraises renversé par Kirill puis remis à sa place par Nikolaï. Plus tard, Kirill gonfle des ballons, rouges et jaunes comme ces fruits, qu’il agglomère au plafond du restaurant. Entre les deux scènes, respectivement la mise en place du complot puis sa révélation, la circulation du sang (la fraise, puis le ballon rouge) assure le « meurtre du père ».  Dans ce système implacable, les choses déplacées doivent être remises à leur place.


 

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Dans son restaurant princier, rappelant précisément la résidence infernale de Richie Cusack dans A history of violence, la monstruosité dissimulée du patriarche Semyon suinte malgré lui au travers de son intérieur mobilier « rouge sang ». Véritable figure ogresque lorsqu’il fait goûter de sa louche son ragoût rougeâtre, vaguement intestinal, à Anna ou lorsqu’il s’essaie au violoncelle devant ses deux petites filles, le corps massif légèrement courbé vers elles, composant ainsi, dans ce cadre-tableau,  l’expression terrifiante d’un monstre (voir les images ci-dessous).

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Il faut revoir les deux séquences inaugurales du film, revoir comment elles ordonnent un programme inflexible. Le sang du mafieux égorgé se répète avec le sang utérin de la jeune prostituée. Le lien sera symboliquement assuré par l’agenda rouge sang (les petits carreaux rappelant quant à eux le carrelage du barbier, de la pharmacie, de l’hôpital ou plus tard du hammam). Idée qui revient encore avec la figure monstrueuse du bébé qui, barbouillé du sang placentaire, cristallise l’épreuve de la vie et de la mort. Axé autour d’une symétrie formelle, le cadavre plongé dans les eaux troubles de la Tamise annulera l’abandon du nourrisson dans le fleuve. Une séquence vaguement baptismale (« sois bénis », dit Nikolaï au bébé en lui tapotant la tête) qui confond obscurément la vie et la mort, puisque le sacrifice avorté a lieu la nuit et que la disparition du mort a lieu le jour (voir les images ci-dessous). Outre l’imagerie biblique (Moïse « sauvé des eaux », l’agneau sacrificiel)3, le cadavre et le nourrisson répète le fonctionnement même de la famille mafieuse : la disparition, la substitution4.

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Sanctifié lors d’une cérémonie monarcale, le corps musculeux de Nikolaï, s’élève comme la métaphore monumentale du personnage. Nikolaï n’est plus qu’un bloc de marbre scripturaire, un corps qui prend la parole à sa place, divulguant au passage sa duplicité (un aigle à deux têtes honore son bras), et dont les nombreux hiéroglyphes sont les restes du passé. Le masque social, contrairement à Tom Stall, n’est ici plus qu’un objet-corps, une sorte de vitrine constituée par sa propre chair. D’où le lien manifeste entre le plan initial du film qui descend à la grue le long de la devanture du barbier et le générique de fin qui est ponctué par les tatouages isolés de Nikolaï. La séquence du hammam, dite de tous anthologique, déplie et articule radicalement la double identité du personnage. Les épaules recouvertes par une serviette-cape, « le faux souverain», littéralement mis à nu, va, par l’exposition de son corps, mobiliser précision et dextérité soldatesques.

1 Lire à ce sujet l’article de Fabienne Costa, En pièces détachées, disponible sur internet. http://www.revuevertigo.com/pdf/numero33/David_Cronenberg.pdf

2  Jean-Luc Lacuve, www.cinéclubdecaen.com

D’autres symboles chrétiens parcourent le film. Entre autres, la Nativité (le film commençant le soir de noël, le bébé reçoit comme prénom Christina, en référence au Christ), la décoration christique de la tapisserie du « fast food » ou le meurtre punitoire d’Amin, égorgé alors qu’il pissait sur une tombe chrétienne.

L’entreprise mafieuse est un système cruel dans lequel l’individu est menacé de disparaître. « Hésitant, mal à l’aise, électrique, [Kirill] est pressé par l’instabilité foncière de son propre corps », écrit Thomas Clolus dans son article. « Contrairement au corps surface de Viggo Mortenssen, il est en proie à l’auto- déplacement du corps, par la traversée des liquides, dans le sens centrifuge (le crachat, à la vision d’un cadavre), et centripète (l’absorption d’alcool). D’ailleurs, lorsque Nikolaï accepte contre son gré, à la demande de Kirill, de boire à son tour de l’alcool, il tourne le dos à la caméra. Preuve que son corps interdit ne doit pas être tributaire de l’écoulement ».

Corps et identité, Thomas Clolus, www.findeséance.com

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Commenter cet article
T
<br /> "Le corps de Nikolaï n'est plus qu'un bloc de marbre scripturaire...", c'est exactement ça dans cette scène évidemment d'anthologie !<br /> Je trouve que tu utilise à bon escient les illustrations de tes propos par certains plans du films disponibles à vue, on est d'autant plus plongé dans la lecture.<br /> <br /> <br />
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