Vol au-dessus d’un nid de coucou, De Milos Forman (1975)

Publié le par christophe Deschamps

 

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Une brèche dans la Réserve

 

  Voilà un film incontournable qu’il faut voir, si ce n’est pas encore fait, avant tous les autres – Cassavetes, Kubrick, Polanski ou encore, à part, le documentariste Wiseman – qui se sont risqués au sujet complexe de la folie. Aucune entreprise sociale, ou socio-politique, tout au plus est-elle métaphysique. Vol au-dessus d’un nid de coucou fait l’expérience cinématographique de la folie (comment mettre en scène la folie ? Pire, comment la jouer ?). Faire l’expérience de la folie (la jouer, la simuler donc), c’est faire l’expérience de l’impuissance du verbe, de l’insondable langage, violemment irréductible au concept, à la raison. D’où le célèbre concept de déraison que le film prend à bras le corps, faisant du langage du fou, souvent convulsif et nerveux, parfois inintelligible, l’égal de la raison. Les nombreuses explosions verbales et corporelles des malades lors du film rappellent le jeu subtil du débordement si cher à Cassavetes et à sa muse Gena Rowlands (Une femme sous influence).

 

Force est d’admettre la fragilité du film si l’on devait y soustraire la présence de l’acteur, fétichisé pour le coup, de Jack Nicholson. Il implose la logique abrutissante de la raison cartésienne, tirant les excès du langage dans une zone vaporeuse, située quelque part entre la simulation et la folie. « Rôle passionnant, écrit Vincent Amiel dans un récent article, parce que contenant, dans sa logique même, une réflexion sur l’interprétation de la limite, de l’ambiguïté, des signes du dérèglement. Nicholson y joue un condamné qui, pour échapper à la prison, fait mine d’être dérangé ; et ni l’institution psychiatrique ni les spectateurs ne savent très bien ce qu’il en est, au moins pendant la première moitié du film. L’acteur joue donc la folie, mais peut-être aussi quelqu’un qui joue la folie…Le rôle renvoie ainsi à ce qui la réputation même de l’acteur, cette incertitude qui flotte autour du comportement, cette opacité des signes, cette ambivalence de l’expression. Comme une pointe extrême, le personnage de McMurphy qu’il incarne dans le film de Forman renvoie aux premiers rôles fondateurs, mais encore à tous ceux qui, plus tard, accréditeront un certain cabotinage. Il en est l’alpha et l’oméga, celui qui les légitime et qui les relativise, ouvrant la brèche de l’interprétation et de ses marges, c’est-à-dire de tout ce qui se situe autour de la frontière de la normalité »1.

 

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Autre dérèglement cartésien du langage, il y a le mutisme mystique de Bromben, le géant indien (Will Sampson). Deuxième figure totémique du groupe après McMurphy, l’indien s’avérera le véritable simulateur. Son ascèse chamanique – se sentir prêt, « grand comme une montagne » – lui vaut d’être fou. Pris entre deux cultures, Bromden est la victime d’un système tyrannique qui n’est in fine que l’avatar d’une réserve d’indiens. Ce à quoi renvoie le titre plein de poésie du film puisque le terme polysémique « cuckoo » signifie tantôt le contexte le fou ou le coucou. Une histoire de points de vue qui amène à se poser la bonne question : où suis-je, moi, au milieu de ces fous ? Toujours est-il qu’avec Vol au-dessus d’un nid de coucou, on est parmi les fous, interné dès le deuxième plan parmi eux. La caméra ne sort de l’hôpital que lorsque les malades y sortent. Même à la fin, la caméra se réserve de sortir pour suivre l’indien. A l’intérieur du système. La mise en scène de Milos Forman renvoie à la gueule du citoyen la terrible réalité de l’espace asilaire, soit un hiatus édifiant entre le dehors pénitencier et le dedans hospitalier. La caméra frôle, comme un visage de plus, les grillages et les barreaux carcéraux qui circonscrivent les pas de la liberté à l’extérieur des murs. 


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Pour le philosophe français Michel Foucault, la folie est un scandale, une sorte de régression vers l’animalité et « on exhibe la folie, pour s’en détourner, mais de l’autre côté des grilles »2. Forman filme l’arrivée de McMurphy dans le hall de l’asile comme l’introduction d’une bête de foire dans sa grande cage (cette « cage de ménagerie »2), toisée d’en haut par l’espèce humaine (voir l’image ci-dessous). Entre un criminel et un animal, le fou est une aberration qu’il faut corriger.

 

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McMurphy vient dynamiter de l’intérieur ce microcosme bien ordonné. Les réunions, qui sont conditionnées par la forme géométrique du cercle, vont devenir le lieu des affrontements entre l’infirmière chef, Mildred Ratched (Louise Fletcher), garante du système, et McMurphy, campant chacun deux pôles d’attraction de l’orbe. Les médecins finissent par conclure que  « McMurphy n’est pas fou il est dangereux ». Dangereux parce qu’il menace de parasiter le système. « L’erreur de McMurphy, écrit Serge Daney, devient du coup plus évidente : il a utilisé sa liberté (celle même que le spectateur lui a déléguée, liberté de dire non, droit d’être violent) à jouer le bon Samaritain, le chef scout ou l’animateur culturel. Problématique d’intellectuel de gauche : il a voulu aider les gens de force alors qu’il ne pouvait leur faire don, à tout hasard, que de son naufrage ou de sa gaieté »3.

 

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 La disposition des malades lors des réunions suggère également une comparaison avec la forme sphérique du cerveau. D’autant plus qu’ici, en respect à la logique cartésienne, l’asile se veut, et l’infirmière Ratched y veille tout particulièrement, abnégation du corps. Lorsque l’infirmière Ratched se défait de sa blouse, elle enfile une tenue vestimentaire entièrement noire qui ressemble curieusement à celle d’un deuil – celui du désir et des pulsions. Le personnage de Candy, véritable figure putassière, vêtue d’un rouge charnel, évoque l’image renversée de l’infirmière castratrice (voir les images ci-dessous).

 

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Dans son article, Serge Daney avait opéré un rapprochement fécond entre la sortie en bateau et l’iconographie boschienne. « Il y a deux façons de casser l’effet massif du mot « folie », deux façons aussi de casser la violence normative de la nosographie psychiatrique. On peut le généraliser et faire comme Forman en reprenant la vieille imagerie de la « nef des fous ». C’est d’ailleurs la solution hollywoodienne au traitement cinématographique de la folie : the world is a stage, the stage is a world. Il n’y a pas de fous parce que tout le monde l’est, pas d’asile parce que c’est le monde qui est un asile »3. Tout comme dans le tableau la Nef des fous – des membres du clergé voués à la débauche sur une barque – la sortie de pêche retrace, chez Milos Forman, une inversion des valeurs : la horde de fous devient, sur le bateau, une confrérie de médecins, et on peut supposer que le tout désigné capitaine Déblock n’est autre que le Dr Spivey. D’ailleurs, ironie du sort, les fous ont pêché d’aussi gros poissons que lui.

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Après l’excursion maritime, McMurphy organise, après avoir soudoyé le gardien, une grande fête au cœur de l’asile. Retour au Moyen Age, à la célèbre « fête des fous », à la débauche carnavalesque. Comme dans « la fête des fous », le temps d’un instant, les valeurs de la société ainsi que sa hiérarchie sont renversées. Les malades s’approprient le bureau vitré, lieu privilégié de l’autorité médicale. Les rôles sont inversés comme en témoigne le papy qui se travestit en infirmière (il porte sa coiffe). Célébrant le bas, la jouissance du corps est restituée (nourriture, alcool, plaisirs de la chair). Vol au-dessus d’un nid de coucou, visiblement très proche des théories de Michel Foucault, rappelle, en multipliant les références à la culture moyenâgeuse, l’histoire de la folie. Foucault constate que tandis qu’au Moyen Age le fou est le reprouvé de Dieu qui consomme dans sa folie la faute et le péché (il est chassé mais pas enfermé), le fou moderne est une bévue de la nature qu’il faut parquer et domestiquer.  Le fou se voit aujourd’hui privé de la parole que le Moyen Age lui avait donnée (avec sa fête des fous, sa littérature et sa peinture de la folie).

 

1 Nicholson, les abîmes de la représentation, Vincent Amiel, Positif n°581-582.

2 l’Histoire de la folie à l’âge classique, Folie et déraison, Michel Foucault.

3 Réserves, Serge Daney, Cahiers du Cinéma n°266.

 

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