The Dreamers (Les Innocents), de Bertolucci (2003)
Un pavé crève le grand écran
A peine que je viens d’achever mon article sur Dernier Tango à Paris, me voilà, avec The Dreamers, replongé dedans, repris dans les rets de la claustrophobie, renvoyé dans le souvenir intarissable de mai 68. Histoire pour Bertolucci de fermer la boucle, et la bouche, aux fantômes du passé. La nostalgie en plus et la psychanalyse en moins (les parents débarrassent le plancher, emportant avec eux Freud et ses acolytes). A côté de cela – entendons l’affaire soixante-huitarde évacuée (chose pourtant impossible dans le film) – The Dreamers est une pièce de boucherie copieuse, une sorte de pâté lancée dans les gueules grandes ouvertes des cinéphiles. Littérale ou allusive, on rejoue dans chaque scène l’exercice godardien de la citation. Matthew (Michael Pitt) répond affirmativement à Belmondo quand il pisse dans le lavabo (A Bout de souffle). Isabelle (Eva Green) joue Marlène Dietrich (Blonde Venus) ou Théo (Louis Garrel) Paul Muni (Scarface). Ensemble, ils refont Bande à part. Le relevé des compteurs serait ici rasoir, alors passons.
Nos trois larrons, ce sont les cinéphiles idéalisés des années 60 qui vivent le cinéma dans leur chair. Le film parle de cette relation vampirique qui lie intimement le cinéphile au cinéma où chaque objet, chaque geste, chaque parole rappellent contagieusement un film. Le réel devient alors accessoire. Nos trois étudiants sont des rêveurs (ou des innocents auraient préférés la traduction française) qui vivent reclus dans leur bulle, dans leur monde fantasmatique peuplé d’images cinématographiques où l’appartement des parents n’est rien d’autre que l’avatar d’une salle de cinéma. On s’y enferme pour fuir le réel (on retrouve au début du film les trois jeunes au cinéma, devant une projection de Shock Corridor, dans lequel un journaliste s’enferme justement volontairement dans un asile).
Mais, il y a surtout cette idée très moderne (Serge Daney est passé par là) de filiation entre le cinéma et les cinéphiles. L’article d’André Habib en redéfinit les traces : « La cinéphilie porte en elle la question de l'engendrement, et ce n'est pas pour rien que Daney a forgé le néologisme de ciné-fils pour rendre compte de ce phénomène particulier (caractéristique de la Nouvelle vague française, mais qui s'est transmise bien au-delà) […] Il est significatif que dans The Dreamers les trois larrons-cinéphiles substitueront quasi indistinctement, comme des équivalents, la salle de la Cinémathèque avec l'appartement bourgeois débarrassé des parents (comme l'est la salle de cinéma d'ailleurs). Le Palais de Chaillot fermé, le jeu régressif se déplace dans chambres, corridors, cuisines, salle de bains, autant d'alvéoles ou d'orifices, où l'on continue tant bien que mal à faire ou refaire son cinéma (on rejoue sans cesse des scènes des films), à jouir des images (Théo est mis au défi de se masturber devant une photo de Dietrich), à jouir d'une image de l'autre (Mathew cache une photographie d'Isabelle dans son caleçon) »1.
Le ciné-fils, enfanté tardivement, voit dans le cinéma, et dans sa mère donc, une entreprise filiale qui le pousse à nourrir cette idée obsessionnelle de devenir-procréatif ((le choix de Louis Garrel, fils du célèbre cinéaste homonyme, n’est évidemment pas un hasard). D’où l’engendrement, la transmission via la cinéphilie et les cinéclubs. Littéralement dans The Dreamers, puisque Théo répand sa semence sur le portrait de Marlène Dietrich. Faute d’avoir trouvé Scarface, les deux tourtereaux ont pour gage de baiser devant Théo. Baiser et être vu ramène à dire qu’une image (Tony Montana agonisant) en engendre une autre, celle accouchée par l’œil de Théo. De la même manière que lorsqu’Isabelle répond « sur les Champs-Elysées » à la question « Where were you born ? » de Matthew, elle produit plus qu’une simple citation, elle suggère toute une liaison entre l’accouchement et la mémoire cinéphilique. Inversement, c’est ni plus ni moins le cinéma (Mouchette de Bresson) qui engendre un désir de mort chez Isabelle.
Dans The Dreamers, on ressent le dernier souffle d’une cinéphilie idéalisée (celle des années 60) qui va, comme on l’a souvent répété, s’éteindre après mai 68. La réhabilitation d’Henri Langlois à la Cinémathèque française apparaît généralement comme l’ultime bataille d’une révolution. Sur le mur d’une chambre est accrochée une reproduction du célèbre tableau La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix où, ici, un portrait de Marilyn Monroe supplante le visage de Marianne. Le portrait de la blonde pulpeuse, symbole ici de la Révolution, a marqué par sa mort (1962) l’écroulement de tout un panthéon sacré. La Révolution – celle que les cinéphiles attendaient du cinéma – est morte avant même d’avoir commencé. « La cinéphilie après 68, on le sait, se démembre, se décentralise, se disperse, se déterritorialise, se cantonne dans le marxisme ou la télévision, se recycle dans la contrebande de vidéocassettes, creuse des terriers à l'Université »1, écrit André Habib. Et c’est justement dans l’écran d’une télévision cathodique que Matthew et Isabelle découvre le soulèvement prolétaire animant la capitale. C’est cet écran qui ramène symboliquement les trois jeunes dans le réel, tuant du même coup l’utopie cinéphile du grand écran. « L’acte de regarder collectivement l’écran, écrivait Antoine de Baecque, symbolise le passé »2. The Dreamers c’est l’histoire de ce regard nostalgique3. Dans le générique, lorsque la caméra descend le long d’une Tour Eiffel tricolore dans un long traveling vertical, on remonte le temps, on traverse à contre-sens l’histoire pour finalement s’immobiliser sur le visage de Matthew qui joue le jeune Bertolucci (le réalisateur italien était à Paris lors des évènements de mai 68). Jean-Pierre Léaud, autre image cinéphilique, est rappelé, trente-cinq ans plus tard pour rejouer sur la Grande scène de l’Histoire.
Le film de Bertolucci mêle habilement deux révolutions : celle de l’Histoire qui a lieu dans la rue et celle des adolescents qui est une révolution domestique et intime. L’initiation de la chair se vit parallèlement aux soubresauts de l’Histoire. Il y a cette très belle scène où Matthew et Isabelle baisent à même le carrelage et où le sang vaginal, signe de l’hymen rompu, répond métaphoriquement au rouge révolutionnaire des étendards communistes élevés dans la rue au même moment. Le même effet se répète à la fin lorsque le gaz mortifère diffusé par Isabelle renvoie au gaz lacrymogène utilisé dans la rue par les policiers. La masse pyramidale de déchets qu’ils surprennent dans la rue (retour brutal au réel) est semblable à celui qui s’accumule dans la cour intérieure de l’immeuble. Les deux révolutions semblent aller à la même vitesse, puis à la fin, l’une rattrape l’autre, avec cette magistrale métaphore où un pavé rentre brutalement par effraction dans l’appartement. « La rue est rentrée dans la maison », crie Isabelle. « Ce n’est qu’à la toute fin, au moment où leur petit cinéma privé les conduisait à l’asphyxie, qu’une bouffée d’air frais, littéralement, les ramène à la vie…et dans la rue du Réel »1.
C’est alors l’occasion pour les deux enfants bourgeois décadents de saisir la révolution qui passe devant leur fenêtre. C’est Isabelle qui figure le visage révolutionnaire du couple, associée à de nombreuses reprises au rouge de la Révolution (cigarette, chemise, robe, rouge à lèvres…). Son béret rouge rappelle vaguement le bonnet phrygien. Isabelle écoute en boucle Janis Joplin, autre figure marianienne de l’époque. Le film maintient dans toute sa durée ce hors-champ monumental où la révolution est timidement signifiée par un tas de déchets, une manifestation communiste à la fenêtre. L’asphyxie gangrène nos trois étudiants qui sont doublement enfermés (dans l’appartement et dans leur bulle). Dans l’appartement, la révolution est signifiée ici et là par un portait de Mao, par un discours léninien ou autres paroles (Théo rêve d’un film sur la Révolution mais refuse de descendre dans la rue, Matthew évoque la guerre du Vietnam mais qui n’y participe pas).
Cette bulle qui éclate brusquement à la fin, c’est aussi celle de leur régression enfantine enfin rompue. A temps puisqu’un ultime jeu a failli les tuer (Isabelle joue à se tuer comme Mouchette qui trois fois se roule avant de se noyer dans l’étang). C’est d’abord Matthew qui va tenter d’extirper les deux jumeaux à leurs jeux enfantins (voir la séquence de la salle de bain). Isabelle est à l’image de sa chambre d’enfant (rangée et pleine de peluches) : une petite fille – qui va d’ailleurs être prise d’une crise de panique lorsqu’elle se retrouve dans cette chambre, éloignée de son frère. L’initiation sexuelle entre l’américain et Isabelle prend les allures d’une première rencontre amoureuse juvénile (voir les clichés quand ils se retrouvent tous les deux dans un café) qui est en même une découverte organique, presque primitive de l’autre. Matthew crache dans sa main, Isabelle lèche les yeux crottés de Matthew au réveil, ils se barbouillent main et visage du sang vaginal lors du premier coït, Matthew colle son visage contre la touffe pubienne d’Isabelle.
Au milieu de ce couple triangulaire, le chiffre 3 s’impose dans le film comme une figure de proue. Matthew apparaît comme la branche manquante de ce triangle incomplet (le chiffre 3 est symbole de perfection et de finition). La banane qu’il découpe forme une sorte de trident, fortement érotisé qui évoque la nature ambigüe du trio. Deux scènes se répondent magistralement autour d’un dispositif ternaire de miroirs. Dans la salle de bain d’abord, où chacun voit, lors d’un bain, son image lui revenir de droit (dans un des trois miroirs). Dans l’autre (la chambre d’Isabelle), le miroir renvoie cette fois la triple image à l’identique de la sœur qui prend justement peur au moment même où elle rencontre dans le miroir sa propre image démultipliée (seule, sans Théo, sans Matthew). Entre ces deux scènes quelque chose s’est passée ; le contrat du trio est rompu. C’est aussi pour cette raison qu’Isabelle tente de recourir au suicide collectif ; elle refuse de grandir comme l’avait précédemment manifesté son frère lorsqu’il simula une étrange strangulation sur Matthew, désigné comme l’origine du mal. ■
1 Notes sur la cinéphilie (2), La Perte de l’innocence, André Habib, www.horschamp.org/
2 Cinéphilie. Invention d'un regard, histoire d'une culture 1944-1968, Antoine de Baecque, Paris, Hachette.
3 Le film s’achève avec un arrêt image sur des camions policiers qui chargent, sur laquelle vient rapidement se greffer la voix de Piaf : « non, je ne regrette rien ».
4 Mouchette se roule d’ailleurs 3 fois avant de mourir, comme si métaphoriquement, elle tuait ici un à un les trois personnages de ce trio.