Straw dogs (chiens de paille), de Sam Peckinpah (1971)
Le phallus retrouvé
Pour découvrir ce film oublié de Peckinpah, faut-il encore écimer l’arbre qui cache la forêt. La pérennité cinéphilique de La horde sauvage (1969) a rendu pour le coup orpheline toute une filmographie. Deux ans après la sortie de La horde sauvage, le cinéaste revient à l’homme dans toute sa simplicité : un couple, un village et une violente interaction. Chiens de paille n’est pas le premier film du cinéaste mais son sixième, et pourtant, il fait figure de théorème. Tout le cinéma peckinpien est là. Sa matière, sa dynamique, son essence. Un film-essai sur l’homme ? Presque, et cette déclaration du cinéaste au New York Times en fournit l’amorce : « La violence est enfouie en chacun de nous. C’est l’instinct de survie. Niez cette évidence, vous êtes foutu. La violence, je la revendique, je le crois nécessaire et vitale. La seule question est : comment la canaliser en vue d’un usage meilleur pour l’homme ? Parce que l’homme n’est, en fin de compte, qu’un animal de plus, affamé et plein de haine »1. On reconnaît ici la postérité de la célèbre philosophie hobbesienne : Homo homini lupus. Encore plus que dans ses « crypto-western », l’homme peckinpien n’a jamais été autant que dans Chiens de paille, réduit à une animalité latente. Le film va cultiver cet état comme un climax en attente. Une attente diégétique (attendre que l’homme devienne loup) qui sera soulagée dans l’explosion meurtrière finale.
En un sens le mouvement du film est simpliste : ramener l’homme civilisé (David Summer vient des Etast-Unis) vers un monde à l’état sauvage. La horde d’autochtones, bourrus et alcooliques, trouve dans le héros, policé et poltron, une belle occasion de mettre à mal l’étranger. Mais le choc des cultures ne se fait pas sans contradictions : le pays le plus avancé du monde est aussi l’un des plus meurtriers2.Et si Chiens de paille n’était rien d’autre que l’histoire d’un héros qui vient chercher en Cornouailles la part manquante de son identité ? C’est ainsi que le huis clos prend, entre les mains de Dustin Offman, la forme d’un parcours initiatique. Un jeu d’acteur symbolique que décrit très bien François Causse : « L’acteur voûte son dos, s’engonce dans un imperméable qui raccourcit ses jambes, affuble son visage de lunettes à larges verres qui l’appesantissent »3. Mais le héros est surtout montré comme un enfant qui se retrouve soudainement précipité dans le monde violent des adultes. Un enfant froussard qui trouve sans cesse dans la dramaturgie une occasion de se dérober. Que ce soit spatialement (caché à plusieurs reprises derrière les rideaux de sa fenêtre ou à l’arrière plan d’un bar lors d’une échauffourée) ou physiquement (à l’abri derrière ses épaisses lunettes).
La liaison homme-enfant est une récurrence chez Sam Peckinpah (voir comment dans Pat Garret et Billy le Kid les personnages s’amusent à décapiter des poulets enterrés dans le sable ou comment dans La horde sauvage un carnage sanguinolent prend les allures d’une frénésie pubère). Mais cette régression est dans Chiens de paille un mouvement généralisé, une sorte de contagion. David fait des calculs sur une balançoire, Amy joue à mâcher du chewing-gum comme une gamine capricieuse ou encore Chris Cawsey et Norman Scutt qui, lors du siège final, s’amusent comme deux gosses en empruntant les vélos des enfants.
C’est que pour Peckinpah, l’enfant est déjà un homme, et, l’homme encore un enfant. L’homme contient en lui une violence qui lui est vitale, nourricière. Et dans ses films, l’enfant en est le témoignage précoce. La séquence inaugurale (voir les images ci-dessous) de Chiens de paille est un écho évident à celle de La horde sauvage. Dans l’un, les enfants sont les témoins jouissifs d’un spectacle animalier : ils livrent en pâture des scorpions à une colonie de fourmis, puis enflamment le tout en ricanant. Chiens de paille s’ouvre sur un cimetière au milieu duquel dansent des enfants. Le jeu en apparence anodin prend rapidement les allures d’un cérémonial malsain. Les enfants, en groupes séparés, dansent et tournoient répétant inlassablement la figure du cercle. Motif langien qui rappelle au passage l’ouverture de M le Maudit (on apercevra d’ailleurs quelques minutes plus tard « le fou » jouer au ballon avec les enfants). A la plongée zénithale du premier plan répond une contre-plongée au ras du sol du deuxième. Entre deux tombes, un enfant s’élève au centre d’une sépulture, écrasé le plan d’après par la masse monolithique du clocher. Entre le haut (l’église, le sacré) et le bas (les tombes, la mort), il y a l’enfant. Et pas très loin, un petit chien fait parti du jeu. L’homme peckinpien c’est un peu tout cela : un enfant et un animal, coincé entre le sacré et la pulsion. Même impression chez François Causse : « Les premières images orchestrent magistralement le conflit de la civilisation et des instincts […] Un tableau innocent, les jeux et les danses d’un groupe d’enfants, est perverti par une palette d’effets visuels et sonores qui instaure le malaise […] l’image en noir et blanc, qui devient rapidement floue, permet l’insert des titres, mais contribue aussi à troubler un spectacle à première vue anodin. A l’unisson, la bande sonore mêle progressivement les cuivres lancinants de la partition remarquable de Jerry Fielding, au glas rapide et entraînant de l’église, pour créer un sentiment d’oppression [...] Le plan a beau retrouver ensuite peu à peu sa netteté et ses couleurs, rien n’est plus ambigu que ce carré d’un vert éclatant, anti-jardin d’Eden dont l’enfance est reine »3.
Peckinpah est fasciné par l’ambiguïté fondamentale de l’homme moderne, écartelé entre sa spiritualité et son animalité germinale. Le film s’amorce paraît-il – mon dvd en est visiblement dépourvu (sic) - par un aphorisme de l’anarchiste chinois Lao-Tseu qui résume à merveille cette ambiguïté : « Ciel et Terre ne sont pas bons. Ils tiennent les hommes pour chiens de pailles. Le sage n’est pas bon. Pour lui les hommes sont chiens de paille ». Le chien de paille est dans la culture chinoise archaïque un objet sacrificiel, substitut de l’animal en chair.
Le meurtre de la jeune Janice Hedden prend étrangement les allures de ce sacrifice. L’appel au générique du rituel sacrificiel (la danse circulaire autour d’une sépulture) est ici garanti par la pulsion meurtrière d’Henry Niles. Le montage alterné entre le meurtre et le sermon du révérend (auquel les bougies font écho aux cierges) n’indique rien d’autre que la liaison entre le sacré et le sang4. Le village, soudainement englouti dans un brouillard épais, est rentré de plain-pied dans les ténèbres. Mais, le brouillard c’est surtout le signe d’une irruption, celui de l’inconscient et de son cortège de signifiants.
C’est dans cet état de siège, dans ce brouillard proche du fantastique, que vont s’animer les pulsions destructrices refoulées de chacun : le père Hedden et ses rancœurs face au Major (alimentées dès le début dans le bar), les rivalités de David et de Charlie (amorcées également dès le début, autour d’une voiture qui les sépare) ou encore la tentation de Norman Scutt à bafouer la chair d’Amy (celui-même qui brandissait sa culotte comme un trophée). C’est entre les mains d’Amy que s’achève le meurtre consommé. Et Comme le remarque François Causse, la pulsion homicidaire prend la forme d’une boucle : « l’arme a donc fini son trajet meurtrier, après être passée entre les mains de quatre personnages, deux dans chaque camp, pour une valse mortelle »3.
Le devenir-animal accompli de David figure une virilité naissante. Mais c’est surtout une sexualité retrouvée, sans cesse mise à mal depuis le début du film. A plusieurs reprises, David repousse les avances de sa femme : dans la voiture tout d’abord, lorsqu’elle tente de déboutonner son pantalon et qu’il s’échappe, un jeu érotique avec le chewing-gum ou un baiser langoureux dans le salon tous les deux classés sans suite. Sans compter les nombreuses allusions verbales parsemées tout au long du film. Une des plus explicite est décrite par François Causse : « au cours d’une discussion métaphorique avec les ouvriers qui annonce l’épisode de la chasse infructueuse de David, et le viol corollaire d’Amy, le champ lexical de la chasse prend une connotation sexuelle. Alors que les trois hommes dévisagent tour à tour Amy, la proie qu’ils convoitent, David confesse : « je n’ai pas l’habitude de chasser. » Pour le tranquilliser, Scutt ajoute alors : « mais vous avez déjà tiré un coup de feu, M. Summer ? » Par la suite, l’attitude empesée de David lancé à la poursuite des canards sauvages, et tirant force coups sans succès, prête à sourire. On dirait un enfant qui s’adonne à un jeu »3. Et puis, il y a la métaphore très bavarde du piège acheté par Amy. « C’est pour la maison ? », s’interroge David et Amy lui répond : « non, c’est pour toi. C’est un piège à hommes ». Ce piège, c’est la sexualité métaphorique d’Amy qui ne demande qu’à être déclenchée. Mais, David se révèle être un amant défaillant. Une scène-clé est révélatrice à ce sujet ; l’unique scène où le couple semble prêt à s’adonner aux plaisirs de la chair. Après de vagues préliminaire, excité, le couple s’enlace. Cut. On retrouve le lendemain le couple, habillé, dans le salon, mais étrangement en proie à une dispute. Eplorée, Amy lance à David : « je ne demande qu’à t’aider… ». La phrase en dit long : David serait-il impuissant ? (d’ailleurs quand David peine à démarrer sa voiture devant les rires hilares des ouvriers, n’est-ce pas une autre manière de suggérer « la panne sexuelle » ?). Pourtant, la mise en scène en disait long : le miroir et le cadre-écran de la fenêtre (derrière laquelle il y a un public : Janice et son frère) font de la scène un spectacle dans laquelle on ne consomme que de l’image (voir l'image ci-dessous), qui plus est spéculaire (l’image est inversée, tout comme la réalité). Bref, un spectacle dans lequel on joue et rien d’autre.
Le couple est au bord de l’implosion et le carnage final en est l’avatar obligé. Ce n’est pas un hasard si le chat a été pendu à l’intérieur de la chambre. Il faut malmener le cocon familial pour faire exploser son intimité. Amy exhibe tout au long du film un corps qui ne demande qu’à être consommé. Elle exhibe son entrejambe quand elle descend de la voiture ou montre ses seins au grand jour à la fenêtre. Le film tourne autour de la sexualité d’Amy, exubérante et quasi-animale. A ses désirs, David lui rétorque à deux reprises : « t’es qu’une bête !». Son animalité érotique que le film s’amuse à déployer (piège, chasse, fusil) fait de son corps féminin la proie des prédateurs. Et c’est encore l’enfant qui en est le témoignage précoce, lorsqu’après le générique, la caméra adopte par son cadrage le point de vue de l’enfant sur la poitrine moulée d’Amy. D’où l’importance du devenir-animal de David afin de reconquérir en mâle dominant sa femelle. Cela commence par la gifle qu’il donne à Amy, suivi du même ralenti que celui imposé à la gifle d’Amy par Charlie afin de souligner la rivalité qui oppose les deux prétendants. David vaincra d’ailleurs ironiquement son rival en l’empalant sur le piège.
Ceci pourrait expliquer toute l’ambiguïté de la scène de viol. Amy y occupe une place ambivalente : elle laisse entrer Charlie, lui offre un verre, l’embrasse puis le repousse pour finalement subir un viol. Un calvaire très confus, partagé entre des larmes et du plaisir, des cris et des caresses (ce n’est pas sans rappeler le rapport de force confus chez l’animal lors de l’acte procréateur). C’est une jouissance évidemment par procuration, via les images mentales de son mari. L’utilisation du montage alterné crée des liens métaphoriques entre les deux scènes, jouant sur la symbolique freudienne : chasse/sexe ; fusil/phallus ; tirer/pénétrer. Le montage alterné a dans Chiens de paille cette tendance à rapprocher pulsion de vie (Eros) et pulsion de mort (Thanatos), comme dans la séquence du meurtre initial où la robe rosacée de Janice (la chair désirante) se confronte aux toges noires du révérend et de ses disciples.
Le carnage achevé, David Summer est devenu non seulement un homme-loup, mais aussi un homme sexué, le phallus enfin retrouvé. ■
1 Déclaration du cinéaste au New York Times (article cité par François Causse).
2 C’est ce que rappelle ironiquement le cinéaste à travers les questions de Chris Cawsey, l’un des acolytes : « vous avez assisté à des massacres, des fusillades, des lynchages, des bagarres, des noirs que l’on matraque ? On peut plus traverser la rue sans risquer sa peau ».
3 Sam Peckinpah, La violence du crépuscule, François Causse, édition Dreamland.
4 David le rappelle bien en rétorquant au révérend « qu’il n’y a pas de royaume plus sanglant que le Christ ».