Du latin possessio, le titre, indivisible, trace une pluralité de sens et de pistes. Mot lourd à digérer donc, grassement imprimé au générique, en lettres blanches et épaisses. La possession définit d’abord la nature exclusive du couple – Marc (Sam Neil), mari possessif – érigeant ainsi dans les premières minutes le désordre domestique avec l’apparition de l’amant, Heinrich (Heinz Bennent). Possession diabolique évidemment. Et puis Possession est un autre « film fou », chef d’œuvre insolite, qui ramène ontologiquement le vocable initial à une horreur démiurgique. La mise en scène, littéralement possédée, hystérise lé moindre de ses paramètres (cadrage, mouvements de caméra, montage, sans parler du jeu extrême des acteurs et du scénario). L’affaire théologique tisse des lignes de fuite complexes puisque la figure du Malin articule quelques desseins idéologiques.
Zulawski place singulièrement l’horreur de son film à l’aune d’une métaphore monumentale – et murale donc. La ville berlinoise et son mur monstrueux territorialise le Mal. La figure du diable serait alors le Communisme, ou tout du moins une certaine idée du fascisme, travaillé comme un « réservoir infini de monstres » (voir à ce sujet l’excellent article de Jean-Baptiste Thoret1). La question du Diable, absolument confuse, tire sans cesse vers la parabole politique. Il faut revoir les plans inauguraux de Possession et leur terrifiante composition. Deux plans fixes exhibent dans une ligne de fuite saisissante le mur de Berlin et un alignement d’étranges poteaux figurant des ‘y’ torturés (voir les images ci-dessous). Doublement symbolique, cette lettre évoque autant la représentation satanique (les cornes du Diable, la langue bifide du serpent2) que l’oppression militariste (le ‘y’ était la lettre utilisée par l’armée fédérale allemande).
Un autre plan fixe cadre une croix christique. Puis, un traveling latéral longe le mur berlinois et, tandis que le titre Possession s’inscrit en grandes lettres, une autre croix s’immisce au centre de l’écran, dans l’embrasure du mur (voir les images ci-dessous). Zulawski travaille l’iconographie chrétienne qui rôde aux abords du mur monumental, suggérant les liens étroits existant entre « les vieux démons » et le système totalitaire. Au milieu du film, Anna se masturbe dans une église, devant une statue christique, dans la confusion d’une jouissance et d’un calvaire. Dans une autre scène, Anna singe le Christ, pendant qu’elle s’accouple avec le monstre placentaire, les bras en croix (voir l’image ci-dessous).
Zulawski travaille la question de la possession sous l’angle du double. La possession étant par définition un avatar de la schizophrénie, un clivage sans la névrose (une cohabitation importune dans un corps-gîte). Il faut voir avec quelle rigueur, Possession organise un dispositif formel autour du chiffre 2 ; les scènes, et plus spécifiquement les cadrages, aménagent un rapport exclusif autour de deux personnages (Marc et Anna, Marc et Bob, Marc et Heinrich…). Dans une scène au début du film, Anna et Marc se retrouvent dans un restaurant, attablés symétriquement dans l’angle d’une banquette (voir l’image ci-dessous). Cette scène opère l’horreur du double, la monstruosité conjugale si chère à Zulawski, son dédoublement (avec ses variations : Anna/Heinrich et Marc/Helen). Dans la séquence suivante, deux plans se répètent (mêmes cadrages, mêmes gestes) lorsque Marc déshabille Bob puis Anna quelques minutes plus tard (voir les images ci-dessous). Le motif du double trace des connexions éparses tout au long du film, à l’image de cette bouche sanguinolente qui défigure les visages encore humains d’Anna et de Marc à une heure d’intervalle (voir les images ci-dessous).
Les travelings circulaires du début, comme les escaliers spiraliques de la séquence finale, pourraient dessiner les cercles dantesques chers à l’iconographie infernale. On tourne en rond avec la caméra frénétique de Zulawski, poursuivi par une mystérieuse milice. Anna et son double maléfique Helen, l’ange et son démon, (blanc virginal vs robe ténébreuse, douceur vs hystérie) invitent pourtant à dépasser la simple équation biblique. Jean-Baptiste Thoret suggère efficacement un programme de substitution, de formatage. « Naturellement, le film fait émerger la figure du double, ou plutôt du négatif, puisque dans ce monde clivé, tout fonctionne par paire, par antithèses, à commencer par les deux personnages du film, Marc et Anna, qui, au fil du récit, voient émerger leurs doubles dociles et effrayants, Marc 2 et Anna 2, incarnations tétanisantes d’une idéal totalitaire qui fait violemment retour : tout d’abord sous la forme d’une institutrice aimante et maternelle (Isabelle Adjani encore, mais flanquée de pupilles vertes), version idéale de ce que Anna n’est plus. L’ Ordre versus la Pulsion. Ensuite, sous les traits de Marc, yeux verts encore, stade terminal de cette flaque immonde apparue plus tôt : l’homme tout court versus le Sur-Homme »1.
Pourquoi ne pas conclure sur une image terrible comme il y en a tant dans Possession. Filmée en contre-plongée, Anna utilise un hachoir, duquel s’échappe des fils de viande, préfigurant la monstruosité de la chair, la liquéfaction du corps humain (le double de Marc sera enfanté au terme d’une flaque verdâtre). Quelques minutes plus tard, dans la même séquence, on retrouve Marc dans la cuisine, attablé à un bureau d’écolier. Ultime régression avant la disparition. ■
1 Le communisme est un monstre visqueux, Jean-Baptiste Thoret.
http://jbthoret.blogs.nouvelobs.com/tag/zulawski
2 Les yeux verts des doubles évoquent de toute évidence la couleur maléfique du serpent. Dans la scène finale, le double de Marc s’agite étrangement contre une vitre, animé de mouvements reptiliens.