Shock Corridor, de Samuel Fuller (1963)
Tout le monde connait la progéniture tardive de Shock Corridor : Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975) - le film génial de Milos Forman au passage. Les deux films tirent leur inspiration du roman de Ken Kesey, même si Fuller n’en retient que l’idée conductrice. Soit un simulateur qui joue le fou et qui, à force de jouer, devient lui-même fou. Les deux réalisateurs ont été confrontés au même souci : comment filmer la folie ? Comment la mettre en scène ? Fuller opte pour le grand écart et fait de son asile de fous un miroir déformant de la société américaine. Le couloir central de l’asile, le fameux corridor appelé « la rue », est comme son nom l’indique une fenêtre ouverte sur la société. Un monde qui se veut pour le coup spectacle grand-guignolesque et où les fous sont un peu les caricatures clownesques de leurs contemporains. On a Stuart qui se prend pour un général sudiste, Trent, un jeune étudiant noir qui se veut membre du Ku Klux Klan ou encore Boden, un brillant scientifique (dans le nucléaire bien entendu) qui se réfugie dans la tête d’un enfant de six ans.
Fuller reprend à son compte un adage bien connu : la folie est une histoire de point de vue – pas seulement nous dirait Foucault. Et il y a dans Shock Corridor, dans cette histoire de point de vue, quelque chose de purement cinématographique. La folie est dans le film intimement liée au langage cinématographique. C’est un peu la leçon du Cabinet du docteur Caligari (1919), véritable premier « film malade » de l’histoire du cinéma. Cela commence dès le premier plan du film - par un procédé qui appartient exclusivement au médium - avec une ouverture à l’iris sur le corridor de l’asile (voir l'image ci-dessous). Le film s’ouvre donc comme une pupille qui se dilate après s’être rétractée. La voix off nous confirme qu’on est bien dans la tête de Johnny Barett (Peter Breck). Mais on n’y restera pas, seule la voix off continuera de hanter la bande son. Le regard du fou est rattaché à une rupture, au passage brutal de la couleur1. Il y a d’abord la vision de Stuart (voyage en Asie) puis celle de Trent (tribu en Amazonie) et enfin celle de Johnny. Question de point de vue : l’esprit malade voit donc en couleur.
C’est aussi par l’apparition d’une ultime vision en couleur que le seuil de la folie du héros sera irrévocablement dépassé. La métaphore va en suggérer le passage : la goutte d’eau amène à une pluie diluvienne2 pour enfin s’achever sur une cascade torrentielle. L’orage étant, les électrochocs apparaissent comme autant d’éclairs qui foudroient le cerveau de Johnny. La citation d’Euripide annonçait avant l’heure la sentence divine : « Celui qu’il veut détruire, Dieu le rend fou ». D’où ce caractère étrangement sacré commun aux trois visions (Bouddha, rituel tribal, déluge biblique). Johnny était déjà avant son internement, de par son ambition obsessionnelle, une sorte de névrosé que la société a engendré. Et c’est justement au moment où il découvre la vérité qu’il plonge définitivement dans la démence. Et son témoignage est d’autant plus ambigu qu’il provient désormais de la bouche d’un fou. C’est, dans un des ultimes plans du film, par un magnifique traveling latéral dans « la rue », dans laquelle chacun a une place précise, que Fuller intègre cet « autre fou », ce fou de plus donc, dans ce monde asilaire.
On va voir que Johnny Barett est, dès le départ, un homme à moitié névrosé, une sorte de schizophrène en puissance que tout son être retient. C’est là tout l’enjeu de la délicieuse photographie, souvent évoquée à propos du film. Voyons la première séquence du film. Johnny répète son numéro en présence de deux psychiatres et de Cathy (Constance Towers). La pièce baigne dans la pénombre (les rideaux sont fermés) comme ça sera le cas dans les différentes pièces de l’hôpital. Johnny va dès lors évoluer dans des espaces pénétrés par un clair-obscur oppressant qui rappelle à chaque moment son univers mental. La chambre, où a lieu les délires nocturnes de Johnny, est hantée par des lignes carcérales projetées sur les murs (barreaux des fenêtres) et de tâches démesurées qui semblent engloutir le personnage. Le film regorge de plans sublimés par la photographie. Entre autres, cette scène où le docteur Cristo s’apprête à faire les électrochocs sur Johnny (voir l’image est ci-dessous). Le corps du médecin est réduit à une masse sombre accroupie près du héros (elle-même prise dans les rets d’une ombre inquiétante projetée sur le mur). Ou encore l’arrivée du personnage à l’asile, laquelle est filmée symboliquement derrière un grillage pénitentiaire (le personnage n’est pas encore passé de l’autre côté du miroir) et dans de subtils jeux de lumière entre Johnny et Lloyd, l’infirmier menaçant (voir les images ci-dessous)3. Toutes es ombres et tâches qui peuplent Shock Corridor ne sont ni plus ni moins que les manifestations fantasmatiques du dérangement mental du héros, suggérant des forces maléfiques (inconscientes) qui s’agitent autour de lui.
Dans la première séquence, c’est le visage de Johnny qui va servir d’écran. Son visage est dans de nombreux plans pourfendu en deux, la partie gauche du visage est ténébreuse tandis que la droite est éclairée (cet éclairage contrasté sur le visage de Johnny sera répété à plusieurs reprises dans le reste du film). La folie est déjà, exhibée sur la figure comme une balafre. Et Cathy qui lâche ces quelques mots lourds de sens : « j’ai peur que cette histoire à la Jekyll et Hyde me rende folle ». Faut alors voir ce champ/contre-champ très révélateur dans cette première séquence entre Johnny et Cathy où le visage lumineux de la femme contraste violemment avec celui du héros, déchiré en deux par la lumière (voir les images ci-dessous). L’idée est répétée plus tard de manière étonnante. Trent et Johnny sont attachés chacun sur un lit, presque accolés, juste séparés visuellement par une ombre verticale (voir l’image ci-dessous). La plongée offre la même rupture déjà évoquée : entre cette ligne séparatrice verticale, on retrouve notre part d’ombre (Trent) à gauche et notre part de lumière (Johnny) à droite (on a rarement aussi bien exploité la différence raciale !).
Dans cette balance psychique, Cathy tient un rôle essentiel. Un double jeu, plus exactement. Tantôt femme aimante (première séquence), tantôt femme désirante (deuxième séquence). D’abord dans la peau d’une femme austère (vêtements sombres, tenue rigide, visage fermé), Cathy réapparaît dans la séquence suivante dans un tout autre costume. D’un mouvement érotique4, la caméra remonte le long des cuisses de la strip-teaseuse pour nous faire découvrir une femme voluptueuse qui se meuve lascivement sur les planches d’un cabaret. D’abord dissimulée derrière un boa, la frimousse maquillée de Cathy apparaît ensuite, dans un regard-caméra significatif. Elle devient dès lors femme-objet, soumise au regard masculin. D’un blanc laiteux, presque immaculé, Cathy la strip-teaseuse se révèle l’antithèse de l’autre Cathy, « l’épouse attentionnée » qu’elle se doit d’être. Et c’est cette vision fantasmatique d’une Cathy luxurieuse qui va hanter l’esprit de Johnny lors de son internement. Fuller va user de la surimpression – procédé strictement cinématographique encore une fois – pour faire de son personnage féminin une image spectrale qui va nourrir les soubresauts névrotiques de Johnny (lors d’une nuit dans la chambre puis lors des électrochocs). L’imagerie du fantasme va également devenir purement physique. Car ce n’est plus une image cinématographique qui avale le corps de Johnny mais c’est une horde de nymphomanes qui dévorent littéralement le corps du héros étalé sur le sol. D’où aussi, je crois, l’importance des cheveux de Cathy dans le film (ce n’est pas un hasard si l’objet du fétichisme sont ses nattes). Sa chevelure sensuellement détachée lorsqu’elle danse est contraire à ce chignon rigide, en dehors du cabaret, qui retient fermement ses cheveux. Seule l’ultime scène du film nous donne à voir Cathy, les cheveux enfin bouclés et détachés. Une ébauche d’érotisme contredite malgré tout par le noir funéraire de sa tunique. Johnny est irrémédiablement fou et le couple est définitivement endeuillé. ■
1 Les trois visions sont aussi caractérisées par un montage nerveux et des raccords agressifs.
2 Pour l’anecdote, l’orage final a aussi été l’occasion retorse, pour le réalisateur, de s’octroyer le final cut (destruction des décors).
3 On reconnaît ici la fausse piste du meurtrier fidèle au genre.
4 Ce mouvement vertical et ce cadrage fétichiste sera repris de la même manière vers la fin, dans l’autre séquence du cabaret.