Scarface, de Brian De Palma (1983)

Publié le par christophe Deschamps

 

 

 

 

L’acteur crève l’écran

 

 

 

        Voilà bien une jolie gageure ! Hachette à la main – oui, le cinéphile est une sorte de boucher (sic) – je m’apprête à dépiécer le légendaire film des années 80. Film que j’ai vu et revu comme toute une génération, Scarface, assurément pas une des meilleures créations de son auteur, n’est pas un choix facile. Sa facture commerciale est d’autant plus éclatante qu’il est réalisé entre deux grands films de Brian De Palma : Blow out (1981) et Body Double (1984). Curiosité ou politique des auteurs oblige, je prends l’affaire au sérieux.

 

L’histoire mythique de Tony Montana (Al Pacino), c’est d’abord une structure simplissime : une ascension et une chute. Ainsi, dans un premier temps, le monde (ou plutôt le capitalisme états-unien) s’ouvre à Montana. Idée clairement marquée dans la première partie du film par une spatialité aérée, ouverte sur le monde (plage de Miami, jungle bolivienne et des espaces urbains très larges comme la grande rue dans laquelle se déroule la première mission de Montana avec les colombiens). Puis, à partir du moment où Tony Montana acquiert le pouvoir, et donc possède le monde, l’horizon visuel se referme sur lui, l’oxygène se raréfie ; on le verra plus qu’à l’intérieur de sa demeure, d’un restaurant ou du Babylon Club.

A ce sujet, Luc Lagier propose une habile comparaison entre la structure de Scarface et la cocaïne. « Le film repose sur un moment d’excitation, de stimulation intense (du début du film jusqu’à l’exécution de Frank Lopez) suivi ensuite par une période de grande fatigue, de dépression, marquée par des hallucinations et des crises de paranoïa. La perception du personnage subit progressivement quelques modulations, notamment lors de la tentative d’attentat dans la boîte de nuit où tous les sons semblent atténués, plongeant la scène dans une sorte de brouillard auditif. Au cours du film, Montana devient également insensible à la douleur, sentiment d’invulnérabilité fréquent chez les cocaïnomanes. Dans le final, les impacts de balle ne provoquent chez lui aucune douleur, preuve que la logique du film s’est désormais adaptée à la vision subjective (et erronée) d’un personnage principal sous l’emprise de la drogue »1.

 

Scarface, une sorte de film « cocaïneux » ? L’idée est d’autant plus intelligente que Tony Montana et le film sont consubstantiels. Non seulement le film porte son nom, mais Tony Montana est le film. Je m’explique. Observons de près la présence de l’acteur à l’écran. Le résultat est étourdissant : Scarface témoigne d’une quasi inexistence (pour ne pas dire totale) de scènes où Montana est absent (rappelons la longueur du film : 170 minutes). Il y a là quelque chose d’expérimental2. L’omniprésence de Tony Montana dans le cadre est sans appel. Et même quand il est physiquement absent, il est explicitement question de lui. Une des rares scènes où l’on peut le considérer « hors-jeu » (seulement physiquement car c’est de lui qu’on parle) c’est celle où Manny raccompagne Gina (M.E Mastrantonio) chez elle suite à l’altercation avec son frère dans le club. Mais très vite Montana contamine le champ : la mise en scène opte pour un montage alterné en immisçant des plans de lui, seul au club.

Montana veut posséder l’écran comme il possède le monde. Et si le roi des gangsters veut s’introniser démiurge (voir le dispositif des caméras de surveillance), c’est qu’il est victime de son ambition omnivore. Dès le premier plan du film, il est la force centripète du champ. La caméra cadre frontalement en plan moyen Al Pacino qui, assis dans un bureau, au centre de l’image, est interrogé par la police d’immigration. La caméra se soucie uniquement de cadrer Al Pacino, elle ôte aux officiers, étêtés par le cadre, toute identité. Le dispositif vient de s’enclencher. Il prendra seulement fin à la mort du héros, par un mouvement de caméra symbolique qui, s’élevant au-dessus de son corps, statufie l’homme d’une ample et solennelle plongée. La mise en scène vient de reprendre ses droits. D’ailleurs c’est bien d’une mise à mort de la star qu’il s’agit. Dans cette séquence finale westernienne, qui rappelle de toute évidence Assault (1976) de John Carpenter, Tony Montana, spatialement tout en haut, est détrôné, littéralement défiguré par une masse anonyme de tueurs. A l’inverse, c’était une plongée écrasante qui traduisait cinématographiquement le nouveau statut du gangster lorsque celui-ci assassine Frank Lopez (meurtre du père).

 

Comme on a pu l’entendre dire de la bouche même de son réalisateur dans Scarface il est question de « l’American dream », de son autre face, sombre, violente et illégale. Les idéaux libertaires de Tony Montana sont suggérés en filigrane par le leitmotiv « the world is yours » (idée récupérée du Scarface de Hawks), véhiculé tout d’abord sur un ballon gonflable dans le ciel puis réapproprié par Montana qui le fait sculpter au milieu de son vestibule. « The world is yours » est gravé autour d’un globe terrestre dont l’orbe révèle un motif stylistique récurrent du film. La figure du cercle devient ainsi la métaphore de la psyché de Montana : un monde intérieur clos sur lui-même. Son désir de possession est physiquement représenté par l’extension permanente de ses bras lorsqu’il est installé quelque part ; il veut tenir entre ses mains le globe terrestre, il veut posséder le monde.

Le motif circulaire est particulièrement significatif dans deux scènes : la tentative d’assassinat de Montana au Babylon Club et la scène où il est dans sa baignoire. Au Babylon Club, il est en effet campé à une table circulaire, seul et isolé, dans un espace recouvert de miroirs. Un monde rond et spéculaire, cloisonné et autosuffisant qui va éclater sous les balles, révélant au passage la cicatrice de Narcisse3 (les miroirs sont fendus comme l’est le visage balafré de Montana).  La deuxième scène est celle où est dans son immense et fastueuse baignoire avec à sa droite Manny Ribera (Steven Bauer) et dans son dos sa femme Elvira (Michelle Pfeiffer). Les deux êtres les plus intimes de Montana sont présents mais ils sont spatialement mis à distance par la baignoire. La scène se clôture sur un plan de Montana, seul au milieu de sa baignoire, définitivement isolé sur lui-même. Ou encore la célèbre scène de la tronçonneuse, souvent rapproché à juste titre de la scène hitchcockienne de Psychose4 (le meurtre de Marion dans la douche). La circularité de la fenêtre-hublot, devant laquelle est découpé l’ami de Montana, convoque ici la rotondité de l’orbe oculaire (le mexicain  hurle d’ailleurs « Mira ! Mira ! » au gangster).

Sa monumentale demeure va devenir la prison mentale dans laquelle il va s’enclaver. A l’instar de ses initiales imprimées sur son fauteuil de bureau, Montana s’est construit un monde autarcique auquel les caméras de surveillance condamnent toute intrusion extérieure.

 

A la scène de la baignoire, qui marque l’apogée de son ascension, succède sa chute frénétique. Tandis que son corps jusqu’alors s’appropriait l’espace il va désormais s’alourdir et s’écrouler ; sa déchéance est d’abord physique. La scène du restaurant qui inscrit le premier revers (Elvira le quitte) est à ce titre démonstratif : Montana, censément enivré, apparaît par un plan rapproché avachi dans son siège (d’ailleurs la table du restaurant est encore de forme circulaire). Totalement inerte après avoir tué Manny, il offre à voir ensuite, lors de la séquence finale, un homme complètement écrasé dans son fauteuil de bureau (ses épaules étant pas loin de la hauteur des accoudoirs), le nez grossièrement plein de cocaïne ; Montana est déjà physiquement agonisant. Au final, le corps de Montana gît dans l’eau sous le regard ironique de sa sculpture « The world is yours » ; on peut alors supposer que le véritable assassin de Montana, d’avantage que sa propre démesure, semble être le capitalisme.

 

 

 

1  Les mille yeux de Brian De Palma, Luc Lagier, éditions Dark Star.

2 Raging Bull de Martin Scorsese (1981) déploie à moindre mesure la même contamination du champ par l’acteur-personnage. Le boxeur La Motta possède l’écran de la même façon qu’il contrôle abusivement ses proches (sa femme, son frère).

3 La cicatrice faciale pourrait évoquer le clivage du fils indigne – les stigmates de l’exilé.

4Même si je ne partage pas son avis, Luc Lagier suggère d’avantage un rapprochement avec Frenzy (1972) d’Hitchcock.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
N
<br /> C'est drôle, je n'avais pas pensé à tous les aspects que tu as évoqués en (re)voyant ce film. Très instructif, en tout cas!<br />
Répondre
M
<br /> J'avais complètement oublié que ce film était un remake ! Et j'ai vu la version originale de Hawks il y a longtemps ! Trop bon, je me rappelle que cela se passait à l'époque de la prohibition et<br /> que la cocaïne était remplacé logiquement par l'alccol !<br /> Très bonne analyse au demeurant, et bonne idée d'avoir fait figurer l'analyse de Luc Lagier sur la similitude entre le film et l'impact de la cocaïne ! C'est très justifié à mon sens et cela donne<br /> encore plus de force à la szcène finale (Tony ne sent plus la douleur...)<br /> <br /> @ +<br /> <br /> <br />
Répondre