A History of violence, de David Cronenberg (2005)

Publié le par christophe Deschamps




Les origines du mal


      Rare sont les films à être, par le simple fait de leur titre, générateur d’une polysémie aussi plurielle. Une Histoire de la violence, fut-ce-t-elle simple histoire familiale ou parabole tentaculaire de la grande Histoire. Surement est-elle aussi biblique (Abel et Caïn) et encore plus surement métaphysique. Exceptionnellement Chez David Cronenberg, ici tout est dit avant le premier photogramme. Voilà pourquoi A History of violence a souvent été évoqué comme une bifurcation radicale du cinéma cronenbergien  non seulement parce qu’il se situe à mille lieues des métamorphoses organiques de sa première période mais aussi par la singularité de sa linéarité tant le cinéaste ontarien nous avait habitué à des « films-cerveau » complexes, qui ne sont in fine - comme la déterminé Serge Grünberg1 -  que des récits d’hallucination (Videodrome, Festin Nu, Spider, Existenz).

Preuve d’une certaine maturité diront facilement les plus crédules. Pourtant, l’œuvre cronenbergienne demeure fidèle à elle-même et peut, ici comme dans sa totalité, se réduire à un mot-concept : l’identité. Que ce soit par les avatars de la chair ou par les déformations hallucinées de la réalité, le héros se révèle constamment un être en crise. D’où la qualification de cinéma biologique chez Cronenberg puisque le héros mute en vue de s’adapter à son environnement lui-même en pleine mutation. Le héros-chrysalide qui exhibe sa « nouvelle chair » n’a plus sa place ici mais il bel et bien toujours question de s’adapter. A sa nouvelle vie bien entendu, à se fondre naturellement dans le Midwest, à être Tom Stall, à être un père et un mari exemplaires. Animal social – ou « politique » pour reprendre l’expression d’Aristote – mais animal quand même.

 

A History of violence, c’est d’abord l’histoire d’une petite ville parasitée par une violence qui vient de la ville1. La ville de Millbrook et son décor agreste incarne un ordre, figé semble-t-il (les aiguilles de l’horloge de l’hôtel de ville sont suspendues à la même heure). La dichotomie campagne-ville ne se fait pas sans jouer avec la caricature. « Alors t’aimes la vie à la ferme frangin ? Les moutons, les vaches, les cochons ? », demande Richie (William Hurt) à son frère. L’homme de la campagne est perçu comme un être dégénéré, resté à l’état sauvage (le fermier, l’homme primitif sédentaire). Alors que les mafieux et les deux tueurs usent d’armes à feu, Tom et son fils se battent à mains nues. L’homme urbain est nocif pour une petite ville tranquille en ce qu’il menace l’ordre et il faut donc par conséquent le chasser en dehors de ses frontières (ce que tente le shérif). Pourtant, remarque André Habib, « ce fantasme d'une certaine Amérique reconduit le poncif suivant lequel la violence est toujours ce qui est dehors, chez l'autre, jamais à l'intérieur (alors que Cronenberg ne cesse de montrer tout au long du film que la violence est partout, à l'école, dans le cadre familial, dans les rapports sexuels, dans le langage, dans les rêves, etc.) »2.


Le magnifique raccord par le cri entre les deux petite filles au début amènent tacitement à suggérer que les deux tueurs sont ces "monstres d'ombre" qui peuplent les cauchemars de Sarah4. De l'ombre et donc du passé; une monstruosité originelle. Hypothèse pas si paradoxale que cela puisque l'Histoire nous prouve que c'est l'homme dit "civilisé" (pionnier) qui est venu exterminer l'homme sauvage (indien). La scène où passe la voiture des mafieux devant le diner (saloon?) pour se rendre à la maison de Tom  convoque à coup sûr tout un pan de la mythologie américaine. La caméra, s'élevant dans le ciel, nous donne à voir la spatialisation de la ville, étrangement déserte (comme en attente d'un duel westernien) : la ligne de fuite que figure la route révèle l'artère de la ville, laquelle s'organise typiquement comme un de ces villages qui peuplent le Far West, ces fameux cow towns (voir l'image ci-dessous).


 

 

 


 C’est aussi la route qu’emprunte Tom pour se rendre à Philadelphie, vers la côte Est bien entendu, vers une violence matricielle. Et c’est logiquement la nuit que ce voyage est filmé puisque c’est Joey Cusak qui conduit, la face sombre et négative de Tom. C’est aussi après avoir été extirpé de son sommeil par son frère, et donc par son Moi refoulé, que Tom opère son parcours à rebours, sa régression utérine (faudrait-il peut-être faire le lien avec le rêve liminaire de Sarah et des « montres de l’ombre » qui peuplent aussi désormais les nuits de Tom). Ainsi quand Tom décide de revenir dans sa ville natale, il y a dans l'intention de détruire la cellule-mère (la famille), la matrice de sa monstruosité. Tuer son frère c'est comme éliminer son pendant négatif (ce qu'il serait devenu en restant à Philadelphie), enterrer son passé, se laver littéralement les mains, puis, une foi la rédemption purificatrice accomplie, il peut revenir à la maison et devenir honnêtement Tom Stall.


A history of violence c’est également une histoire de familles. D’un côté, une famille sacro-sainte et de l’autre une famille mafieuse. « Et double quatuor familial de surcroît, observe Sébastien Wojewodka, avec d’un côté les époux Stall et leurs deux enfants, de l’autre les frères Cusak avec comme père de subsitution le flegmatique mais froidement résolu Fogarty (sa cicatrice matérialisant le clivage du « fils indigne ») et une mère dont nous ne saurons (presque) rien […] Richie ne semble au demeurant nullement affecté par la mort de Fogarty (« ce vieux con »). Le protagoniste interprété par l’acteur génial du Baiser de la femme-araignée d’Hector Babenco souhaitait visiblement demeurer le « préféré » auprès de sa mère en étranglant encore enfant le cadet (« complexe de Caïn »), assassinat originel précédemment échoué qu’il répétera par l’entremise d’un séide vite expédié par Joey. Le Père (Fogarty) supprimé, la « première place » lui échappera encore : Œdipe mal résolu d’un côté comme de l’autre, blessure(s) narcissique(s) [littéralisée(s) chez Tom par un méchant coup de couteau dans le pied (cet organe pouvant symboliser le phallus) administré par l’un des butors investissant son restaurant : Œdipe, enfant abandonné les talons percés par des liens de fer, tient son patronyme de plaies analogues (Œudipus : « pieds enflés », en raison de la boursouflure résultante »5.


Tom joue à l'américain moyen : il tient un diner, il a une femme avocate et deux enfants. Famille parfaitement harmonieuse et c'est naturellement que le père va la protéger en usant de son droit à la défendre. Et l'identité, c'est non seulement un artifice social hypercodé (les inserts sur la pancarte du diner) mais c'est surtout la projection d'une idéalité fantasmée, d'une mythomanie partagée (la femme joue les pom-pom girls, Jack joue au baseball à contrecoeur).

La famille va alors être bafouée par le passé du père, véritable tare sociétale. "Le contrat social" est rompu. Naturel alors que Tom et Edie (Maria Bello) baisent bestialement dans l'escalier, une fois la monstruosité révélée du Mâle. La violence s'affirme dans et par la chair ; prendre, bouffer l'autre sexe (un 69 est dans la première scène de la partie). La violence se transmet, via la pulsion libidinale, puis circule logiquement du père au fils. La carabine, phallus auto-proclamé, passe dans les mains du fils avant d'être récupérée in fine par celle du père, assurant ainsi la lignée familiale. Et comme l'écrit très justement Jean-Pierre Rehm, cette circulation est métaphoriquement programée dès le début.

« Le home run (terme de baseball, littéralement « course vers la maison ») que le gamin empêche au début l’équipe adverse de réussir en attrapant la balle tombée du ciel, vue en plongée providentielle, c’est son père qui l’accomplit. Circulation d’une balle à l’autre entre le père et le fils, le « home » n’est plus dès lors le lieu de l’innocence, paradis exempté, et Stall plus le seul vicié »6. Le fils arrête littéralement la balle, stoppant in extremis le geste meurtrier de Forgaty et permet ainsi le « home run » à venir du père, de sa course vers les origines (précédée d’ailleurs d’une première course vers la maison familiale, vers une première base en quelque sorte). Néanmoins, force est de constater que Tom et son fils tentent autant que possible d'éluder l'affrontement (diner, lycée) et de refouler pour le coup leurs pulsions primitives. Et comme le dit Jack (Ashton Holmes) à son camarade belliqueux : " tu as établi ton Alpha Mâle et prouvé mon inutilité". Ces paroles, échappées visiblement d'un zoologue darwinien, rappelle la sélection naturelle. Tout comme "l'oeil à moitié arraché à l'aide de fil de fer barbelé" de Forgaty qui évoque, comme le suppose F. Boulègue, "la loi du Talion : oeil pour oeil"3.


Mais revenons au vrai sujet de A history of violence : l'identité. On l'a compris Tom Stall est un être hybride où cohabitent deux entités : Tom, un citoyen civique exemplaire et son négatif, Joey Cusak, un meurtrier sauvage, un autre monstre de l'ombre. Le premier plan du film, génial plan-séquence déjà culte, illustre à merveille l'identité de Tom. Un lent travelling de gauche à droite amène dans le champ les deux tueurs qui discutent tranquillement devant un hôtel. Un décor champêtre parfaitement lisse la fausse identité de Tom Stall), exagérément renforcé sur le plan sonore par le chant des cigales, qui cache la réalité monstrueuse du dedans (la vraie nature de Joey Cusak). La caméra qui suit le plus jeune des deux tueurs à l'intérieur de l'hôtel va casser brutalement le plan-séquence pour faire entrer par le montage le spectateur dans une monstruosité visible (les corps exsangues des deux propriétaires gisent sur le sol). A history of violence c'est donc l'histoire d'une ambigüté : où commence Tom? Où s'arrête Joey? La course de Tom dans le bois, le "home run " donc, traduit efficacement cette incertitude. " Qui court ici ? Tom ou Joey ? Le mari inquiet traînant son pied meurtri ou le vétéran qui sait maîtriser sa douleur et se meut avec la science d’un pro ? Seule véritable scène de déplacement, puisque le voyage en voiture pour Philadelphie est traité en ellipse, cette course superpose deux directions contradictoires : celle pour sauver et éloigner sa famille des truands, celle qui le rapproche de ceux-ci en répétant le professionnalisme de leurs gestes. Tom/Joey court autant pour protéger son avenir que pour rejoindre son passé ; il s’assure l’un au moyen de l’autre, voué du coup au paradoxe du surplace »6.

 

L'identité c'est d'abord un état civil comme l'atteste deux inserts sur la boîte aux lettres arborant le nom de la famille. "Qu'est-ce que l'identité?, semble nous demander Cronenberg. "Identique" par rapport à quoi? Sommes-nous le même chaque matin au réveil, ou bien devons-nous réaliser un travail de mémoire afin de garder une cohérence entre la personne que nous étions hier et celle que nous serons aujourd'hui? Sommes-nous essentiellement identiques et accidentellement différents (pour reprendre la terminologie aristolécienne) ou bien alors en constante modification? (ce qui pourrait expliquer pourquoi nous préférons remettre à demain des expériences douloureuses :  ce sera alors nous même en tant qu 'un autre qui devra les affronter, et non pas notre moi présent). Si l'identité est conçue comme la persistance d'une existence dans le temps, cette identité peut-elle varier, évoluer? Mieux : plusieurs identités peuvent-elles se côtoyer dans un même corps? Car c'est bien de àa dont il s'agit ici - de la cohabitation plus ou moins difficile de deux entités au sein d'une même enveloppe corporelle, à la manière de Docteur Jeckyll et Mister Hyde [...] A tel point que l'on a parfois du mal à déterminer ce qui relève en lui de la personne et du personnage. Où s'arrête Tom et où commence Joey? Qui refoule l'autre? Lequel est le plus "réel" des deux? Dans quelle mesure a-t-il encore le contrôle du monstre qu'il est devenu - ou plutôt, qu'il a été?", écrit Frank Boulègue3Et comme le remarque André Habib, dans cette cohabitation malsaine, Cronenberg recycle d'une pierre deux coups : « de deux figures fondatrices de cette culture et de son histoire : le justicier (celui qui ne peut se fier aux lois pour garantir l'exercice de la justice, qui écrit lui-même une loi que la raison juste reconnaîtra) et l'homme rattrapé par son passé (celui qui a tout fait pour repartir à zéro, pour oublier, et qui doit confronter celui qu'il fut) » 2.

 

Reste pour être un modèle américain puritain à s'imposer comme un fidèle disciple de Dieu. L'Histoire de la violence est alors lourde de sens. A cet égard, je m'en tiendrais à la riche analyse de F. Boulègue. " Tom/Joey s'intègre parfaitement à cette Amérique là (bien que son interprétation du texte biblique soit sensiblement différente de celle prônée par Bush) comme en témoigne le cruxifix qu'il porte autour du cou et qui apparaît à intervalles réguliers dans le film. A l'instar du Dieu de la Bible, fondamentalement shizophrène, il est à la fois un personnage d'amour (Tom) et de haine (Joey). Les symboles chrétiens abondent dans son univers : le poster représentant des poissons (chaque lettre du mot grec "Ichtus" devient pour les chrétiens l'initiale de "Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur"), affiché sur un des murs de son diner (symbole du repas eucharistique?) ; la croix de la fenêtre (constellée d'étoiles), derrière laquelle se réfugie Edie en compagnie de Sarah [...] Notons au passage que les initiales de Joey Cusak sont semblables à celles de Jésus Christ. Il refusera cependant de jouer ce rôle de rédempteur du genre humain à la toute fin du film (rôle de Messie de l'autodéfense qu'aimerait lui voir endosser la foule d'adorateurs venue accueuillir à sa première sortie de l'hôpital, mais également les hommes de main de son frère qui, lorsqu'ils le fouillent, lui font prendre la pose du Christ sur sa croix) [ voir l'image ci-dessous]. Alors qu'il s'apprête à abattre son frère (un rapprochement peut là aussi être établi entre un Joey/Caïn et un Richie/Abel), ce dernier lui lance : "Jesus, Joey". Joey lui tire alors une balle dans la tête et lui répond, du tac au tac : "Jesus, Richie". Remarquons que Richie tombe au sol les bras en croix et que le sang qui s'écoule lentement de son crâne perforé forme comme un nimbe rougeâtre...La demeure de Richie ("the Escalade"), quant à elle, comporte tous les attributs d'une résidence infernale : portail majestueux, intérieur rouge sang, présence du mal en son sein. Une fois sa mission purificatrice accomplie, Joey s'éloigne du manoir jusqu'à un éang où il se lave de ses péchés passés, en un bain baptismal évident. Derrière lui, des colonnes de pierre lui font une couronne démesurée "3 (voir l'image ci-dessous).

 

 





 

Sur ce point, le film de Cronenberg est très proche de Fargo des frères Coen où l’ordre d’une petite ville du Minnesota se voit émietter par deux malfrats de pacotille.

2 L’histoire d’un leurre, André Habib, http://www.horschamp.qc.ca.

3 L’ombre d’un doute, Franck Boulègue, http://www.revue-eclipses.com.

4 Ou alors, comme le suggère Jean-Pierre Rehm dans son article, « le « monstre » que la fillette redoute de voir pénétrer par effraction dans la maison y est déjà, c’est son père. L’enfant a vu juste ».

5 Quatuors pour la fin des temps, Sébastien Wojewodka, http://findepartie.hautetfort.com.

6 Home run, Jean-Pierre Rehm, Cahiers du Cinéma n°606.



 

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